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À ce moment, je m’éveillai. Autour de moi s’étendait la solitude de la falaise. La poussière était retombée sur les pistes des fantasias et dans les cercles magiques. Des chiens achevaient de dévorer les os abandonnés dans la ville de toile éphémère. Le tombeau blanc, la Kasbah rouge avaient recommencé leur colloque muet au bord de la mer attentive. Seule, une forme blanche, immobile sur les rochers, semblait oubliée par la fête.

Le lendemain, pour obéir aux commandemens du Saint, je gagnai la grande mosquée, maugréant après les songes qui me jetaient sous le soleil par un de ces midis brûlans où, dans la tête en feu, la pensée s’évapore comme une goutte d’eau posée sur une pelle ardente. Ayant fait deux cents pas du côté de la mer, je me trouvai nez à nez avec un petit âne, qui, les yeux couverts d’un sac, faisait tourner une noria. L’antique engrenage de bois que ce petit âne mettait en branle tirait des profondeurs d’un puits des ustensiles hétéroclites, vieux pots de terre, boites à conserves, fixés de distance en distance sur une longue chaîne de jonc tressé, et qui, surgissant tour à tour, déversaient dans une citerne l’eau dont ils étaient pleins.

On les voit dans tous les jardins de l’Espagne et du Maroc, ces noria dont le grincement est un des bruits de la terre africaine. A Salé même, il y en a plus de cent, répandues çà et là, dans les vergers. Les plus charmantes s’abritent sous des mûriers qui leur prêtent leur ombre. Mais celle-là était posée sur un tertre embrasé ; aucun arbre ne l’abritait sous ses feuilles ; le soleil implacable tombait sur le pauvre animal et sur l’eau éclatante : image d’un supplice qui durait depuis des siècles et durerait des années et des années encore, — image aussi du bon accord du soleil et de l’eau, qui au pied du monticule sur lequel étaient juchés la bête et l’appareil, faisaient pousser avec une admirable abondance un frais jardin dans le désert… Et je compris pourquoi le Saint avait choisi l’heure de midi pour m’envoyer là-haut, et me conduire entre cent noria, jusqu’à cette triste machine. L’infortunée petite bête, lentement obstinée, qui tournait son manège avec une conscience plus qu’humaine, faisait et refaisait indéfiniment le miracle qui lui valait encore, à lui Sidi Moussa, une prière des hommes. Cet âne résigné, aussi saint que lui-même,