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Il n’en est pas de même des romans russes. La littérature russe a été pour eux ce que la littérature espagnole avait été pour nous au XVIe et au XVIIe siècle : la littérature de l’ennemi, celle qu’il faut connaître. Ils avaient commencé à l’explorer quelques années avant la guerre : cette lecture rentrait dans leur préparation à la lutte prochaine. Ils tâtaient l’adversaire. La guerre et les prisonniers qu’ils firent, et qu’ils traitèrent avec humanité, développèrent une curiosité dont l’objet leur était plus familier. Le christianisme russe n’a pas la rigueur un peu sèche et moralisante du christianisme anglais. Il s’y mêle des élémens bouddhiques, une résignation orientale, un sentiment de l’universelle misère, une piété d’anéantissement qui trouvent un écho affaibli, mais encore distinct, dans les âmes japonaises. Assurément, l’esprit japonais, dont les élans ont été brisés par des siècles de contraintes et de cérémonies, ne possède ni la richesse ni l’envergure de l’esprit russe. Ils diffèrent, et ils se ressemblent aussi, comme un poney dressé aux jolis tours et l’étalon de Mazeppa. Les Russes instruits qui vivent au Japon sont les Européens que les formes de la pensée japonaise déroutent le moins. Un bourgeois français ou anglais restera plus réfractaire au mysticisme de Tolstoï et à telle création de Dostoïevski, comme la Sonia de Crime et Châtiment, qu’un étudiant de Tokyo. On lit assidûment les romans et les nouvelles de Gorki, d’Andréief, de Tchekoff. Et aucun romancier étranger n’a mieux répondu aux sentimens intimes des Japonais que Tourguénef. Il est le grand peintre des sociétés où les afflux de civilisation étrangère élargissent brusquement la distance qui sépare les générations, désaccordent les familles, rendent souvent les enfans incompréhensibles aux pères. La nouvelle culture des Japonais n’est pas plus le produit naturel de leur ancien Japon que la culture des Russes de leur ancienne Russie. Mais les Japonais ont été plus expéditifs dans leurs emprunts ; et la rapidité de leur mouvement, jointe au respect des bienséances et au culte encore vivace de l’obéissance filiale, n’a pas donné le temps à ces désaccords de dégénérer en conflits. Cependant les Japonais les conçoivent, et ils s’imaginent sans trop de peine dans les situations où Tourguénef place ses personnages. Ils se sont reconnus en eux. J’ai été frappé, en relisant Dimitri Roudine, Fumée, Terres vierges, des analogies entre les étudians japonais et ces