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Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 43.djvu/663

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qui se révélera. » « Il a été, par toutes les figures de son Printemps Olympien, notre professeur d’héroïsme, » — écrit en 1914, avec un soupir de regret, l’étudiant en théologie Rudolf Meyer.

Mais en 1914, survint la guerre ; de Belgique arrivaient les nouvelles stupéfiantes : violation de la neutralité, horreurs de la première invasion. Des invites pressantes venaient d’Allemagne, sommant les Suisses de prendre parti pour leurs congénères allemands, pour la culture, la langue, la civilisation germaniques. Un fossé menaçait de se creuser entre les deux Suisses, l’allemande et la française. Spitteler, des premiers, a vu le danger. Lui si choyé en Allemagne, si inconnu en France, a eu le courage de refuser toute soumission au mot d’ordre impérial. Il a su dire, tout en réservant les droits de la neutralité, où se situaient pour lui les belligérans sur l’échelle du juste et de l’injuste. Pour la France, pour l’Angleterre, il a trouvé des paroles d’amitié et de reconnaissance, des paroles justes pour la Russie et l’Italie ; pour la Belgique et la Serbie, des paroles vengeresses, qui flétrissent le Caïn germanique, préoccupé de vilipender ses victimes après les avoir égorgées[1].

Les Allemands n’ont pas pardonné à Spitteler ses justes sévérités. Ils avaient cru pouvoir appâter avec du miel le vieux solitaire. Mauvais psychologues comme toujours, ils ont oublié que l’âme de Prométhée et celle d’Héraklès ne se plient à aucun compromis et n’acceptent jamais un marché avantageux. A notre tour, n’aurions-nous pas un peu le devoir de faire accueil à ce grand artiste qui est aussi une haute conscience, au poète qui a démontré par son œuvre quelle sorte d’émotion tragique, de beauté, d’énergie peut se dégager d’une philosophie pessimiste de l’univers ? Car ce qui en jaillit, en dernière analyse, c’est l’acceptation totale de la vie, de la lutte et de la mort même, conçues comme les occasions de déployer au jour l’activité passionnée d’une grande âme, de savourer l’enivrant breuvage de la volupté et de répandre en bienfaits sur les hommes la surabondance d’un héroïque bonheur.

Spitteler, Allemand par la langue et par plus d’une nuance de sa sensibilité, nous est proche par quelques côtés. Dans l’analyse et la critique, il dispose d’une pénétration et d’une liberté d’esprit qu’on ne retrouve guère en Allemagne à ce

  1. Conférence donnée à Zurich le 14 décembre 1914. Traduite en français sous ce titre : Notre point de vue suisse (Zurich 1915).