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sement du paysage et, volcan soudain réveillé, ne vengera pas la beauté offensée.

Plaisanterie, mais rude, et qui révèle de la colère et du chagrin !… Cette grande joie de maints penseurs, — et qui serait plus sagement leur espoir ; mais ils n’attendent pas et veulent se réjouir sans retard, — le progrès, Judith Gautier le déteste. Le progrès au Japon : ailleurs également ; le progrès partout lui fait horreur. Et elle n’a pas mis beaucoup de philosophie dans son œuvre ; ou, du moins, elle a revêtu d’images brillantes la philosophie de son œuvre, sans daigner condescendre à la querelle des idées : cependant, elle a consacré à démentir la doctrine du progrès les premières pages de son curieux livre, Les peuples étranges. Elle s’est informée de l’humanité primitive ; elle a lu Quatrefages et les bulletins de la Société d’anthropologie ; elle a examiné les crânes d’ancêtres qu’on a retrouvés dans la région de la Vézère. Très bien, ces crânes ! Les plus belles proportions : le front large et haut, la boîte osseuse capable d’enfermer un excellent cerveau ; et l’un de ces crânes mesure 1 590 centimètres cubes. Cela dépasse la moyenne de nos contemporains : « l’homme primitif était donc en possession d’une intelligence au moins égale à la nôtre. » Vous en êtes surpris ? Veuillez songer, ô vaniteux et trop étourdis, à la réaUté des choses. La nature n’avait pas donné à notre ancêtre les avantages physiques dont les animaux sont pourvus, la fourrure qui les habille, les griffes, les dents formidables et la force qui les défendent, leur procurent de quoi ne pas mourir et les rendraient les maîtres d’ici-bas, si l’homme n’était leur maître par l’esprit. L’homme, en ce temps-là, n’avait point recueilli une longue tradition d’industrie et de malice : il inventait les stratagèmes de son existence. Chacune de ses journées, sa durée quotidienne : un triomphe de son génie. À présent, c’est facile de vivre. L’homme de la Vézère avait besoin d’une intelligence qui nous serait inutile, et que nous avons perdue et qu’il possédait : tant pis pour « ceux qui tiennent absolument à descendre du singe ! » Dans le sol de la région périgourdine, les savans ont découvert des sépultures préhistoriques. Ainsi, les contemporains du grand ours et du mammouth avaient le respect des morts. Près du mort, ils plaçaient des quartiers de viande, des armes, la hache, la lance de silex, les flèches en bois de renne, et des outils : bref, ils croyaient à une autre vie, n’admettaient pas que tout finît dès le tombeau et ornaient de subtiles rêveries la suprême calamité. « L’homme de ces temps, nous le savons, est industrieux, actif, franc ; il aime sa famille et pleure ses morts… » Et il est, —