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Puis l’ennemi continuait à recevoir des renforts par le boyau. Et tout à coup la membrure d’arrière de la Jacqueline résonna comme sous une claque formidable : fonçant du pont de l’Union, une auto-mitrailleuse allemande venait de se défiler à 800 mètres et d’ouvrir le feu sur les deux vedettes. Impossible de la repérer, derrière la haie ou le mur qui la masquait complètement. Tout le tragique de la situation apparut. Les deux embarcations se trouvaient bloquées dans une sorte de goulot, bouché à son extrémité par les pieux de la passerelle et d’où elles ne pouvaient s’évader qu’en s’exposant aux feux conjugués de la Ferme Verstecket de la Maison du Passeur. La Ferme Versteck n’était qu’un petit poste ; mais, dans la Maison du Passeur, que nous continuions à canonner vigoureusement sans pouvoir l’atteindre dans ses œuvres basses, à cause du léger surplomb de la berge, l’ennemi avait réussi à mettre en batterie deux mitrailleuses. Elles se dévoilèrent brusquement, « nous tirant dessus à une demi-largeur de canal, » soit 40 mètres au plus.

« Alors, continue Blandeau, commença la valse de nos vedettes. Ce fut le tour des nôtres d’être décimés. Le lieutenant avait délaissé le canon-revolver pour la mitrailleuse. Je le vois encore sur la dunette, d’une main tenant la jumelle, de l’autre donnant les signaux des ordres à exécuter… » Avant que la première mitrailleuse allemande eût réglé son tir, une salve de la Jacqueline l’avait démolie, mais la seconde nous « arrosait » à bout portant. Et, du coude de l’Union, nous arrivaient en même temps des volées de balles qui crépitaient sans discontinuer sur l’arrière du bateau. L’armement du canon de 37 est mis hors de service, puis la mitrailleuse. L’enseigne Le Voyer a encore le temps d’abattre de deux coups de revolver un feldwebel « debout dans une des fenêtres de la maison ; » mais, autour de lui, ce n’est qu’un charnier. Le pont est couvert de sang ; l’homme de barre est tué. La Jacqueline, désemparée, flotte à la dérive. Une nouvelle décharge couche ce qui reste de l’équipage et son chef, le tibia et le péroné fracassés. Seul, le mécanicien, dans les fonds du navire, n’a aucune blessure. C’est l’essentiel. À plat ventre sur sa jambe brisée, l’enseigne Le Voyer se traîne jusqu’à la barre au moment où l’embarcation va s’échouer sur la berge, s’y cramponne éperdument et redresse la direction. Mais l’énergie la plus surhumaine ne lui permettrait pas de doubler le cap des Tempêtes, la