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longue. Il n’y avait aucun moyen de résister. Peut-être, en laissant la ville ouverte à l’envahisseur, éviterait-on le pillage, l’incendie, et les vies seraient sauves.

Quant au duc, avant tout, il ne fallait pas qu’il courût le risque de tomber entre les mains du Valentinois. On savait trop de quoi celui-ci était capable. Il avait fait assassiner, après l’avoir comblé de gentillesses, un prisonnier de guerre âgé de dix-huit ans seulement, le jeune et beau Astorre Manfredi, seigneur de Faenza, qui pourtant s’était rendu librement et en échange de sa parole. Il en ferait tout autant de Guidobaldo. Donc le duc devait partir. Vivant et libre, il pourrait attendre des jours meilleurs, quelque retour de fortune. Le grand appui de César, le Pape, était vieux, et s’il venait à disparaître, le pouvoir des Borgia croulerait aussitôt. D’ailleurs, Urbino n’était pas tout l’État. Il y avait des forteresses dans le Montefeltro : il y avait le nid d’aigle, le berceau de la puissance militaire de ce pays, San Leo. Si le duc devait se défendre jusqu’à la mort, c’était là.

Guidobaldo le comprit et se résigna au départ. Il n’y avait pas une minute à perdre. Il n’avait pas à se préoccuper du sort de sa femme : la duchesse d’Urbino, Élisabetta Gonzague, était à Porto, près de Mantoue, auprès d’Isabelle d’Este. Mais il lui fallait pourvoir au salut de son neveu Francesco Maria della Rovere, le nouveau « préfet de Rome, » âgé de treize ans. Ce serait un trop précieux otage entre les mains de César et peut-être une victime. Il décida donc de l’emmener, malgré son jeune âge et les fatigues et les périls probables de la route. Il prit avec lui, aussi, son écuyer favori Giovanni Andrea, habile aux armes, et son premier chambellan Cathelan, auquel il confia son trésor et ses papiers ; il s’entoura d’une petite troupe d’archers à cheval, fidèles à toute épreuve, et à onze heures et demie du soir environ, il quittait silencieusement le palais… Il passa sous la porte précieusement sculptée de ce Cortile, où étaient gravées et peintes toutes les machines de guerre de tous les temps, vains simulacres de force et de victoire, et cette inscription à la gloire de son père : … Qui bello pluries depugnavit, sexies signa contulit, octies hostem profligavit omniumque prelorium victor ditionem auxit…, ironiques témoins de sa fuite par là même où le grand condottiere avait passé pour aller châtier Sigismondo Malatesta…