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maison, et celle qui la précédait, toujours silencieuse, interceptait les bruits et les murmures. Elle est meublée de bibliothèques vitrées à hauteur d’appui et d’une très haute table où il écrivait debout, son œil de myope frôlant le papier. Le milieu est vide, et le fond est occupé par le Butsudan. Devant ce tabernacle des Mânes, brûlent une veilleuse et une baguette d’encens ; et des mains pieuses ont déposé quelques fleurs. Le fils aîné m’en ouvrit les deux petites portes : je vis sur le fond doré de l’ishai ou tablette funéraire le nom de mort que le prêtre bouddhiste avait donné à celui qui fut pour les Européens Lafcadio Hearn et pour les Japonais Koizumi. Mais je n’osai pas demander son troisième nom, son nom de bouddha.

Depuis dix ans, la veilleuse brûle ; les baguettes d’encens fument ; l’eau, le riz, le pain ou les fleurs se succèdent sur la table des offrandes ; et chaque soir les quatre enfans et leur mère viennent s’incliner et souhaiter bonne nuit au père et à l’époux invisible. Jamais je n’avais eu une aussi vive impression de la présence d’un disparu. Ce n’était point la chambre convertie en oratoire, ni la pièce inhabitée, glaciale ou solennelle depuis que la mort y a passé. C’était une chambre comme les autres, mais plus intime. Je me rappelai ce que Lafcadio Hearn a écrit de la familiarité du culte des Ancêtres et de cette tendresse dont on entoure les Esprits des morts. On les honore, on les aime, on vit sous leurs yeux, on partage avec eux sa ration quotidienne de joies et de soucis. « La nuit, ils flottent dans le reflet de la lampe d’autel, et ce sont leurs mouvemens qui font bouger la flamme. » Cette phrase, qu’il m’avait dite lui-même, je l’ai retrouvée dans son dernier livre. Assurément il exagérait la poésie de ce culte, plus formaliste que tendre ; mais son exagération était devenue, en ce qui le concernait, une réalité. Et je le revis, lui, tel qu’il était avant d’avoir pris place parmi les milliards de kami et de bouddha, protecteurs du Japon.

Je visitais un jour, en 4898, l’Université de Tokyo, avec un professeur de droit japonais, M. Umé, quand des étudians sortirent d’une salle devant laquelle nous passions. « C’est le cours de littérature anglaise, me dit M. Umé ; le professeur est un M. Koizumi dont je ne me rappelle pas l’autre nom, car il est Anglais ou Américain ; mais il s’est fait naturaliser Japonais, ajouta-t-il avec un sourire très ironique. — C’est Lafcadio