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bout d’un an, le dur climat le força de quitter Matsué, les notabilités lui offrirent un banquet magnifique ; ses collègues, de vieilles et splendides porcelaines ; et les étudians, un beau sabre de l’époque féodale.

On l’avait nommé dans la grande île de Kiushu, à Kumamoto. Mais, avant d’y arriver, ses désillusions avaient commencé. Et d’abord, sa nature, sa triste nature d’Occidental, l’avait averti qu’elle se trouvait fort mal du régime et des usages japonais, si imprudemment adoptés. Il a beau écrire dans ses Glimpses : « Façonné depuis plus d’une année aux habitudes japonaises, je dois confesser que j’éprouve à l’heure actuelle une certaine gêne à me servir d’une chaise. » Il n’en était pas moins revenu à la chaise et à la table européennes. Pendant dix mois, il s’était nourri à la japonaise de riz, de poisson et de légumes. Mais les instincts féroces de ses ancêtres réclamèrent impérieusement du bœuf, du porc, de l’aie capiteuse et du café noir : et il fallut les contenter. En même temps, son âme, sa pauvre âme d’Occidental, sentait qu’il lui manquait quelque chose dans cet air raréfié dont le trop d’oxygène finissait par lui donner l’impression du vide. C’est une admirable société que celle où personne ne lutte pour développer son individualité aux dépens du voisin ; mais cette beauté se paie cher. « Jamais de grande inspiration ; jamais d’émotion profonde ni de profonde douleur ni de profonde joie ; jamais une vibration, et, comme les Français le disent mieux que nous, jamais un frisson. Le travail littéraire est ici sec, osseux, dur, mort. » Il s’est limité aux phases les plus émouvantes de la vie japonaise : la religion et l’imagination populaires. Et pourtant il n’y trouve rien de semblable à ce que lui offrirait immédiatement un pays latin : « une émotion forte et vibrante. » D’où cela vient-il ? La différence de tout notre passé nous rend-elle la sympathie de l’âme impossible, ou psychologiquement les Japonais nous sont-ils inférieurs ? Il veut espérer que la première hypothèse est la bonne ; mais il n’en est pas sûr, il n’en est pas du tout sûr. J’ai relevé dans un de mes vieux cahiers de notes prises au Japon en 1898, et datées d’une auberge japonaise où je m’étais arrêté après un long voyage à travers les petites villes et les campagnes, celle phrase dont les aveux de Lafcadio Hearn m’ont éclairé le sens que j’avais perdu : « Je voudrais relire la Vie de Pascal ou le plus violent drame de Shakspeare. » Trop de