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l’air sombre de Benjamin ; j’avais cru démêler de la tristesse sur son visage. Il m’avait accueilli avec une joie trop vive ; la joie s’était vite effacée, et je n’avais plus trouvé que ces traits sombres, préoccupés, une parole précipitée qui interdisait les questions.

Peut-être, après tout, m’étais-je trompé, en attachant trop d’importance à une expression passagère. Le fait est que Brigett était là relie pouvait fort bien n’y être que pour Benjamin. Trois mois de fidélité ne sont pas sans exemple, même dans ces unions de fantaisie. Deux ou trois fois, j’aperçus de loin la cantatrice à des concerts de la citadelle : toujours très entourée, adulée comme la seule femme à qui fût permis l’accès de ce lieu sévère et interdit. Elle devait ce privilège à sa voix et à son costume. Vêtue du blanc des infirmières, elle remplissait une mission, apportait à ces grands enfans que sont les soldats, au sortir des tranchées, un instant de poésie. Ce rôle de berceuse, de Blessed damsel musicale me renseignait peu sur l’objet de ma curiosité.

La bataille du 24 octobre l’éclipsa d’ailleurs assez vite. Tout autre intérêt disparut dans l’ivresse du triomphe. Dès que les troupes furent relevées, j’accourus pour apprendre des nouvelles de quelques amis. Je déjeunai à la division. Le maître était absent. Excepté Benjamin, je connaissais peu mes hôtes. Mais le moins reconnaissable était encore Benjamin.

C’était une douce et triste matinée de novembre. Une humidité pénétrante régnait dans la salle mal chauffée. La chère témoignait d’un régime distrait. Chacun pensait à ses affaires. Mon ami essayait de faire bonne mine, mais il avait le visage défait ; il était à la diète, buvait de l’eau, souffrait de névralgies. Il n’était que l’ombre de lui-même. Où était le garçon fringant, riant, verdoyant, que j’avais connu six mois plus tôt ? Sa figure abattue, placée à contre-jour, semblait contractée en dedans, rongée par une idée ineffaçable et douloureuse. On sentait sous son front l’image morne du fait accompli, et une question toujours la même, l’insoluble question des faibles : « Pourquoi ? Pourquoi ? Que lui ai-je fait ? »

Il avait l’air d’un corps sans âme. J’entrepris de le dérider, mais sans y parvenir ; ma présence lui rappelait trop de souvenirs. qui en ce moment devaient lui être particulièrement amers. Je connaissais son secret, et il devait redouter que je l’interrogeasse.