Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 44.djvu/934

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’accordera pas un jour avec une morale supérieure ?... Les idées de la veille font les mœurs du lendemain... Elles élaborent obscurément une morale qui n’est point faite pour nous, mais qui semblera peut-être un jour plus heureuse et plus intelligente que la nôtre... Rien ne semble plus immoral que la morale de l’avenir : nous ne sommes point les juges de l’avenir... » Et c’est ici, je crois, que se glisse l’imprudence, ou la chimère, dans la philosophie de M. France. Nous ne sommes pas les juges de l’avenir : nous ne le devinons pas. Mais que faisons-nous, si nous prenons pour notre juge cet avenir que nous ignorons ? Nous ne le prenons pas pour juge : cependant, nos idées nous deviennent incertaines, et moins aimables, si nous craignons que l’avenir ne veuille pas les approuver. Et c’est dommage ; car nous avons à vivre en notre temps et avec nos idées. M. Charles Maurras a fait un livre intitulé : Quand les Français ne s’aimaient pas. Le titre n’est qu’à moitié bon, parce qu’il prête à l’amphibologie : l’on est tenté de songer aux querelles qui, parfois, ont animé les Français les uns contre les autres. Mais le livre est excellent, qui blâme une époque où les Français avaient perdu le goût de la chose française : « Ils ne pouvaient rien souffrir qui fût de leurs mains, ni de la main de leurs ancêtres, livres, tableaux, statues, édifices, philosophie, sciences. Cette ingratitude pour leur patrie était si farouche qu’un étranger a pu dire que leur histoire semblait écrite par leurs propres ennemis. Ni les arts, ni les lettres, ni les idées ne trouvaient grâce, à moins de venir d’autre part... » Il y a, pareillement, des siècles qui ne s’aiment pas. Ils ne sont pas contens d’eux-mêmes. Ils sont plus contens d’eux-mêmes que du passé : mais ils n’aiment que l’avenir. Une doctrine a, de nos jours, étrangement favorisé ce malaise, la doctrine de l’évolution, selon laquelle certaines formes politiques, certaines croyances et des coutumes sont mortes une fois, sont ensevelies sous la poudre des âges comme certains fossiles sous les couches des terrains tertiaire ou quaternaire. En vertu des lois évolutives, à leur invitation flatteuse, on va, pour ainsi parler, de l’avant. Continuer la courbe de ce progrès, la suivre et bientôt la prolonger, la mener loin, quelle tentation ! La mener loin, jusqu’à un avenir qu’on aménage très joliment et qu’on pare de ses prédilections, jusqu’à un avenir illusoire ; s’installer dans cet avenir ou, en d’autres termes, s’installer dans le néant ; juger de là tout le reste ; considérer le passé comme de la mort accomplie et le présent comme de la mort qui se fait ; et, à cet avenir qu’on invente, attribuer une immortalité intangible ; révérer en lui l’absolu, qui ne tolère ni doute ni rébellion : voilà le caractère d’un siècle qui