Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 45.djvu/228

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui s’appelle voir, il l’avait lu. Et c’est, en somme, ce qu’on disait avant M. Chinard : c’est ce que dit M. Chinard à son tour, en le sachant mieux que personne. Mais on accuse Chateaubriand de « plagiats. » Cela fâche M. Chinard, et à bon droit. Le mot n’est pas juste. Quand Chateaubriand préparait le Génie du Christianisme, dans la solitude amoureuse de Savigny, auprès de Pauline de Beaumont, il lisait et il dépouillait nombre de volumes, les Lettres édifiantes, l’Histoire de la Nouvelle France, l’Histoire ecclésiastique, Montfaucon, les huit tomes des Moines ; ou bien, il priait son amie de les lire et de les dépouiller pour lui. Elle, ces livres l’ennuyaient ; et elle n’en tirait que du fatras. Elle donnait à René ce fatras : et René en tirait l’or de sa poésie. « Il y a là, écrit-elle, une sorte de miracle !… » Et elle appelait René l’Enchanteur. Examinez pareillement les pages de Charlevoix, de Bartram, de Carver et d’Imlay que Chateaubriand a lues et utilisées : ce n’est rien. Bartram a décrit soigneusement une mousse, tillandsea usnoïdes, qu’on voit aux arbres dans la région des tropiques : « Il est fréquent de voir presque tous les intervalles entre les branches d’un grand arbre entièrement rempli par cette plante ; le vent agile de longues traînes d’une longueur de quinze ou vingt pieds, suspendues aux branches inférieures, d’une masse et d’un poids tels que plusieurs hommes ne pourraient les soulever… » Les cèdres, dit Bartram, en sont comme vêtus : « Ce qui ajoute à la splendeur de leur apparence, ce sont de longues traînes de mousses qui pendent de leurs branches et flottent au vent… » Chateaubriand, qui n’a peut-être pas vu ces mousses, mais qui a lu Bartram, écrit : « Presque tous les arbres de la Floride, en particulier le cèdre et le chêne vert, sont couverts d’une espèce de mousse blanche qui descend de leurs rameaux jusqu’à terre. Quand, la nuit, au clair de la lune, vous apercevez sur la nudité d’une savane une yeuse isolée revêtue de cette espèce de draperie, vous croiriez voir un fantôme, traînant après lui ses longs voiles. » Tous les détails, c’est Bartram qui les a notés ; mais, de tous les détails, c’est Chateaubriand qui a fait une image : et l’enchantement, le voilà. Chateaubriand n’a besoin de personne, — et qui donc l’y aurait aidé ? — pour écrire : « La nuit était délectable. Le génie des airs secouait sa chevelure bleue tout embaumée de la senteur des pins et, de la faible odeur d’ambre qu’exhalaient les crocodiles couchés sous les tamarins des fleuves. La lune brillait au milieu d’un azur sans tache et sa lumière gris perle flottait sur la cime indéterminée des forêts. Aucun bruit ne se faisait entendre, hors je ne sais quelle harmonie lointaine qui régnait dans