Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 45.djvu/349

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’ont pas apporté plus de changement dans son esprit que du changement dans son habit. Après tant de peuples divers, il nous regarde venir à notre tour avec une froide indifférence, comme si la source, qui reflète maintenant notre visage, lui avait assuré qu’il s’effacerait, comme les autres, sur le miroir de son eau.

Au pied d’un mur de pierre, qui a gardé intacts ses entrelacs, ses résilles, ses arcades charmantes, soutenues par des colonnettes d’un marbre pareil à l’ivoire, gisent deux longues dalles, de marbre elles aussi, taillées en forme de toit et couvertes d’une vraie dentelle d’inscriptions coraniques. L’une est la pierre tombale d’Abou Hassan lui-même ; l’autre, brisée en deux endroits, est celle de sa femme Chems ed Doa, « le Soleil du Matin, » une esclave chrétienne convertie à l’Islam qu’il avait épousée. Mais pour le pèlerin berbère qui s’en vient à Chella, que signifient Abou Hassan et sa femme au nom d’aurore ? Sous leurs marbres il a placé deux ombres, deux fantômes de son imagination : l’invincible Sultan noir et la tendre Lalla Chella.

Le Sultan noir, c’est ce qui survit confusément de sa grandeur passée dans la mémoire d’une race qui ne se souvient plus, et qui, pourtant, n’a pas tout à fait oublié ; c’est la force merveilleuse qui rassemblait jadis les guerriers à Chella pour les entraîner en Espagne, et qui a lancé vers le ciel les murailles, les tours, les minarets, les dômes, les mosquées, tout ce qui, de Marrakech à Fez, dépasse la hauteur d’une tente ; c’est le charme du prince tout-puissant, qui de son vivant commandait aux hommes et aux bêtes, et aussi aux esprits de l’eau, de la terre et du ciel, et qui, du fond de son tombeau, continue de donner ses ordres aux tortues pour les communiquer aux esprits souterrains.

Lalla Chella, c’est la dame des ruines, la reine de ce lieu enchanté ; c’est la pierre qui se détache du mur, le minaret qui s’écroule, la tombe qui se disloque, le figuier penché sur l’eau noire, le nid abandonné, la séguia qui s’enfuit au milieu des roseaux ; c’est tout ce qui fut une heure et laisse derrière soi une pierre, un souvenir, un regret ; c’est le geai bleu qui passe, la cigogne qui glisse, la vigne qui s’enlace autour de l’arc rompu ; c’est la source elle-même, qui lie d’un fil étincelant le plus lointain passé à la dernière heure du jour ; c’est la