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À plus forte raison, la trahison les trouve-t-elle impitoyables. Julie Renaudin essaie de tuer sa rivale et l’enfant qu’elle porte. Anna de Grécourt se contente de fuir et de ruiner sa vie ; mais sa fuite est plus qu’une abdication, elle est une trahison, puisque, avec l’époux coupable, elle abandonne sans remords, presque sans regrets, deux petites filles innocentes. — Si les civilisées ne reculent pas devant le crime, quels scrupules pourraient retenir une sauvagesse ? L’abandon, puis la mort de Paul Moncel rendent Marie à ses instincts primitifs ; et celle qui fut chrétienne, celle qui pensa se faire religieuse, ne se contente pas de livrer au supplice une rivale insolente, elle tue froidement, méchamment, le vieux missionnaire qui priait pour elle.

Bien plus, l’amour, chez M. de Curel, n’a pas besoin d’être trahi pour devenir meurtrier : il lui suffit d’être complètement lui-même et de porter à leurs extrêmes limites ses exigences naturelles. Régine, qui pendant des semaines insulte et torture Paul Bréan, qui sous prétexte de l’admirer, de l’exalter, j’allais dire de le sublimiser, le condamne à un héroïsme humiliant et à de déshonorants mensonges, Régine n’est pas moins impérieuse, moins vindicative, moins cruelle enfin que Marie la fille des bois ; et l’amour d’une telle femme paraît si dangereux, que nous nous félicitons presque de voir s’abîmer à ses pieds l’homme dont elle prétendait faire un dieu, et dont elle ne fit qu’une victime sans grâce ni grandeur. Régine cependant aime Paul Bréan, elle souffre de le faire souffrir, et s’aperçoit trop tard qu’elle est la dupe d’elle-même, et la dupe sanglante. Mais quoi ! pouvait-elle consentir à être simple, à être vraie ?

Hélas ! elle n’est pas seule, non plus que sa sœur Gabrielle (l’Amour brode), à se déchirer le cœur. Les héroïnes de M. de Curel ont une force de dissimulation extraordinaire : celles-ci dissimulent avant l’éclosion ou l’épanouissement de leur amour (Régine, Françoise de Renneval) ; celle-là ment aux autres et à elle-même après l’effondrement de son rêve (Anna de Grécourt). Les unes et les autres s’enferment dans le silence, se martyrisent par le mensonge avec une énergie sauvage, un entêtement forcené.

Cette Anna de Grécourt qui, plutôt que de pardonner, aima mieux abandonner ses enfants, passer pour coupable aux yeux