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parfaitement exact, mais c’est aussi parfaitement dommageable aux ambitions de l’Austro-Allemagne. Quels regrets, à Berlin comme à Vienne, n’a-t-on pas dû ressentir d’avoir consenti à la réunion du Reichrat ! Mais on ne pouvait pas s’en passer. Avec ou sans parlement, l’Autriche est également gênée par les Tchèques : ils paralysent tous les efforts gouvernementaux ; ils entravent les séances les plus urgentes ; bref, ils produisent chez notre ennemie ce que Fontenelle mourant appelait, d’un si joli euphémisme, « une certaine difficulté de vivre. »

Après cela, faut-il s’étonner, comme le font quelques personnes, qu’ils ne soient pas allés plus loin, qu’ils n’aient pas entrepris un grand mouvement révolutionnaire ? L’idée était tentante ; elle a dû les séduire, mais elle aurait été fort dangereuse. Avec la mobilisation, qui éloignait de Bohème tous les hommes valides, avec l’état de siège, avec l’intervention certaine des troupes allemandes, qui seraient accourues à l’aide du gouvernement autrichien, une sédition eût été noyée dans le sang. Les Tchèques se seraient fait sabrer, sans profit pour leur cause ni pour la nôtre. A défaut d’un vaste soulèvement national, ils nous en ont donné la menue monnaie. En langage syndicaliste disons qu’ils ont organisé « la révolution perlée. » Ce n’est pas la plus brillante, — ce n’est pas la moins efficace.

Ainsi, avec une tactique très heureusement adaptée aux circonstances, les Tchèques de Bohême et de Moravie se sont inspirés des mêmes principes que ceux de France, de Russie ou d’Amérique. Dans, l’armée, dans les banques, au parlement, dans la presse, ils ont lutté, avec leur ténacité coutumière, contre le germanisme que nous attaquions du dehors. Ils l’ont affaibli dans une mesure que nous pouvons déjà apprécier, et qui leur crée un titre impérissable à notre gratitude. Car, sans nul doute, ce qu’il y a de plus fragile dans la coalition ennemie, c’est l’Autriche ; et elle l’est principalement à cause de ses Tchèques. Rappelons-nous tout ce qu’ils ont fait et tout ce qu’ils ont empêché, les obstacles incessants qu’ils ont suscités à l’action militaire et politique de l’Austro-Allemagne, et posons-nous cette simple question : s’il y avait dans l’Empire allemand, comme dans l’Etat voisin, dix millions de Tchèques, est-ce que la guerre ne serait pas finie depuis longtemps, — et bien finie ?


RENE PICHON.