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déplacent rapidement : on les aura laissées en arrière dans la retraite. Encore un signe concordant.

Et je tiens, devenue presque certaine, la vision souvent imaginée comme une plaisanterie de bivouac : la grande tranchée allemande abandonnée, et, de place en place, un homme enchaîné entre un piquet de cartouches éclairantes et une pile de boites de conserves, ayant la consigne de simuler l’occupation en tirant des coups de fusil le jour, des fusées la nuit. Ce matin, ils ont dû s’endormir, épuisés de fatigue, et les provisions taries.

Le désir est violent d’en avoir le cœur net : elle serait si vite traversée, cette prairie nue qui s’interpose ! Mais il nous est interdit d’engager, par curiosité, aucun risque.

A midi, nous décidons de faire une nouvelle piqûre à la grosse bête, pour nous assurer qu’elle est bien morte. Je donne l’ordre de disposer l’un de ces élégants jouets récemment inaugurés sur le front en riposte aux torpilles allemandes qui font tant de mal et encore plus de bruit. Ce sont des bombes au corps obèse, avec un museau saillant, une longue queue, et trois ailettes qui semblent les nageoires divergentes d’un roi d’aquarium chinois : nous les nommons nos cyprins noirs, et nous plaisons à les voir jouer dans la cuve d’air bleu. Un petit obusier sorti, dirait-on, d’un bazar d’enfants, les projette à hauteur de tour Eiffel, avec un claquement sec comme le coup de fouet du dresseur. Parvenue au sommet de sa trajectoire, la bestiole grisée frétille, se dandine et batifole, puis, apercevant la tranchée allemande, elle bascule et, furieuse, se précipite en un magnifique plongeon tête baissée que termine une déflagration puissante, au milieu d’un lourd panache de fumée blanche.

Le coup part, nous suivons des yeux la course gentille. Mais elle n’est pas à sa moitié qu’un bizarre malaise nous étreint. A peine perceptible, a répondu, de derrière les maisons de Lombaertzyde, un claquement qui n’était pas un écho, et c’est maintenant une autre trajectoire que nous suivons : celle d’une torpille du plus fort calibre, obus long d’un mètre qui décrit lentement sa parabole, tête en l’air et paresseux, comme une carpe qui fait des bulles. On a strictement le temps d’évacuer les abris dans la direction du tir, de se jeter à fond de tranchée, au hasard, en se bouchant les oreilles, et l’horrible