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dieux, l’autre la notion même de l’ordre. Le premier de ces éléments, la jalousie des dieux, la plus ancienne théologie grecque l’a connu. Mais elle ne l’avait pas inventé : « les Indianistes, dit Tournier, nous signalent une antiquité plus reculée, antérieure à toute tradition européenne, et où la même erreur occupe déjà une place dans la mythologie. » D’où vient cette croyance à la jalousie des dieux ? « Elle semble contemporaine des premières plaintes de l’homme en lutte avec un sol ingrat, avec un ciel inclément que son imagination peuplait d’êtres corporels, capricieux et passionnés comme lui-même. » La plus ancienne pensée grecque adopta cette croyance ; mais elle l’a élaborée : ce qu’elle a fait, ce fut précisément de joindre à cette idée primitive et, en quelque manière sauvage, une idée qui est le principe même de la civilisation, l’idée de l’ordre, en supposant que les dieux, jaloux d’affirmer leur suprématie, veillent à l’équilibre de l’univers. Leurs prérogatives se confondent ainsi avec leur sagesse. Voilà de la philosophie. Or, craignons de transformer en système philosophique une croyance et d’imposer une dialectique à ce qui est l’instinct d’un peuple. C’est la faute que l’on commet le plus souvent, en pareille matière ; mais Tournier ne l’a point commise.

Il a grand mérite à ne l’avoir pas commise : car il travaillait sur les œuvres des poètes et des philosophes, où l’ « étrange superstition » prend évidemment le tour d’une doctrine. Avec beaucoup de finesse et de justesse, il y a démêlé ce qui est populaire et ce qui est savant. Il a distingué, dans l’histoire de Némésis, trois périodes. Celle des premiers temps, il l’appelle mythologique ; et il en indique les caractères : « l’imagination la plus riche, une extrême faiblesse d’abstraction, une quantité prodigieuse de fables, une égale disette de termes généraux. » Puis la religion de Némésis a été professée, interprétée, amendée par la théologie. Enfin, les métaphysiciens et logiciens l’ont modifiée en philosophie. Durant toute la première période, il ne s’agit pas d’une doctrine : ce sont des velléités ou des réflexes populaires que Tournier dut analyser. Et, plus tard, à l’époque des théologiens et même des philosophes, il ne faut pas se figurer que les croyants de Némésis soient devenus théologiens et philosophes. Dans un des plus attrayants chapitres de son livre, Tournier nous montre un adorateur de Némésis. Un homme pieux, et qui a sur les lèvres ces formules fréquentes : « J’adore Némésis ; j’adore la Jalousie. » La piété de ce bonhomme n’est pas ce que nous entendons par la piété. Socrate n’a pas réussi à le convaincre que les