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sonores, un esprit plus développé qu’à l’ordinaire. Nous nous étions mis à jouer contre notre coutume ; les mains pleines de cartes, nous nous abandonnions au hasard. J’avais alors un jeu superbe qui ne s’abattit pas ; ce fut la faute d’un bout de papier qui venait du bataillon et que Ganot lut lentement, puis qu’il me tendit sans mot dire. Nous étions appelés pour un autre jeu où le hasard aurait aussi son compte ; ce bout de papier engageait notre vie et celle de cent soldats. L’on avait perdu la crête du Mort-Homme ; il fallait la reprendre à l’instant ; nous étions commandés pour l’assaut.

J’ai vu rarement moins d’hésitations, plus de calme qu’à cette minute. L’adjudant commandé, le rassemblement se fit sans un mot ; les sacs délaissés, nous nous approvisionnâmes largement en cartouches ; nous ajoutâmes un jour supplémentaire de vivres. Noël et moi nous veillions aux détails ; Ganot s’était rendu auprès du colonel. « Nous partons ? » me dit Noël. — Allons-y ! — Prenons-nous le boyau ? — L’ordre porte que non ; c’est pour gagner du temps. Passons en rase campagne. » Nous voici hors du fortin, debout, en ligne de section par un et nous approchant des obus. Mes hommes avaient le visage grave qui précède le combat. Les approches du danger sont plus impressionnantes que le danger lui-même ; le feu de l’action, en occupant l’esprit, fait délaisser la crainte, devenue alors un bagage inutile. Nous disions quelques mots, des paroles de confiance ; mais les hommes n’avaient plus besoin de réconfort. On se comptait, on souriait d’être si peu pour un effort si grand. « Nous leur montrerons de quel bois se chauffent les gars du Nord, mon lieutenant. — Et ceux des Ardennes, donc ! — Et le gamin de Paris ! » Nous avons gagné la crête. Nous voici, descendant vers le ravin où, comme au fond d’un creuset, se recueillent dans un fracas d’enfer les éclatements et les fumées qui propagent la mort. Encore cent pas ; nous sommes dans la zone du danger.

Les obus pleuvaient alentour ; les hommes s’étaient tus. La gravité sur la face, ils marchaient au pas, et dans l’ordre prescrit. A hauteur de l’abri du colonel où s’accumulent les rafales, une barrière de feu et d’acier se dresse devant nous. J’ai reconnu là le peu d’effet de ces tirs de barrage, si effrayants qu’ils semblent. Ce ne fut à mes yeux qu’un instant où, comme je me retournais pour voir si j’étais suivi, un obus éclata ; un