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De cette voix, grave et cuivrée, qui martelait les syllabes, détaillait, lançait et enchaînait les périodes, il parlait, sans fatigue apparente, avec une précision, une abondance verbale, une ardeur de conviction, une autorité, dont je n’ai, pour ma part, jamais rencontré l’équivalent. Il parlait ainsi une heure et demie, et souvent l’heure du déjeuner était sonnée, qu’il parlait, parlait encore. Puissamment construites et savamment « orchestrées, » pleines d’idées, de vues ingénieuses, souvent profondes, parfois paradoxales, d’impressions personnelles, de faits minutieusement étudiés, de formules saisissantes et originales, nourries d’une immense lecture, d’une large expérience littéraire, philosophique et morale, chacune de ses leçons était de nature à frapper de jeunes esprits par leur valeur d’art, d’information et de suggestion. Nous les discutions, certes, et passionnément, ces leçons vigoureuses et passionnées ; elles ne laissaient personne indifférent.

De cet enseignement qui dura une quinzaine d’années, et qui fut peut-être la partie la plus active de son œuvre, Brunetière avait bien, de temps à autre, tiré la matière de quelques articles, et même de quelques livres, son Évolution des genres, son Évolution de la poésie lyrique au XIXe siècle, ses Époques du théâtre français ; mais ces articles et ces livres laissaient inutilisées, pour le grand public, mille recherches laborieusement poursuivies, toute sorte de réflexions, d’observations et de lectures, qui, sans doute, n’étaient point entièrement perdues, mais dont ses élèves de l’Ecole normale risquaient d’être les seuls bénéficiaires. Verba volent. C’est le sort de tous les professeurs de travailler pour les autres plus que pour eux-mêmes, et de ne point recueillir tout le profit personnel et extérieur de leur effort intellectuel. Constructif comme il l’était, il devait être bien tentant pour Ferdinand Brunetière de ramasser dans une œuvre d’ensemble tant de notes accumulées, tant d’études fragmentaires et, pour la plupart, déjà très poussées et fouillées. C’est de cette pensée qu’est sorti son admirable Manuel de l’Histoire de la littérature française, son chef-d’œuvre peut-être en matière de critique et d’histoire ; c’est de cette pensée également que devait sortir la grande Histoire de la littérature française classique, dont il n’a pu, — et encore incomplètement, — publier que le premier volume. C’était aussi un chef-d’œuvre qui s’annonçait. Il est infiniment