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III

La matière de ses romans, d’abord, est celle qu’il a recueillie au cours de sa carrière vagabonde ; son domaine est la société moderne dans ce qu’elle a d’instable, de troublé, d’inquiétant. Les personnages sont des irréguliers : grands seigneurs ruinés, qui cherchent par tous les moyens à soutenir leur crédit chancelant ; arrivistes, qui tablent non pas sur leur intelligence ou sur leur mérite, mais sur leur cynisme ; aventuriers qui frôlent la cour d’assises. Les femmes, qui sont leurs adversaires ou leurs complices, ne sont guère meilleures : frelatées, vicieuses. Lorsque l’amour qu’il dépeint n’est pas vénal, c’est une passion farouche, où le sentiment entre moins que la volupté ; souvent il voisine avec le crime. L’argent circule ; aussitôt gagné, aussitôt dépensé ou perdu. Beaucoup d’usuriers, dont il ne faut pas trop médire, parce qu’après tout, ils aident à faire face aux nécessités du lendemain : le surlendemain est encore trop loin pour qu’on y pense. De grands palais à l’antique, mais hypothéqués. Des toilettes de chez les grands tailleurs, mais non payées. Des champs de courses. Des cartes, des tables de jeu ; le bruit de l’or qui roule. Des bijoux qui ont une histoire. Des duels, du sang. L’aristocratie ne vaut rien. La bourgeoisie ne vaut pas davantage ; encore est-elle moins élégante, et a-t-elle une façon ridicule de dépenser ses millions mal acquis. Le peuple existe à peine : il est comme les limbes : vague assemblée d’ombres, d’où sortent quelquefois ceux qui réussissent… Quelle humanité ! Rien qui l’élève ; aucun souffle pur qui vienne de temps à autre dissiper ces miasmes. Pas de conception religieuse ; et à vrai dire, pas de conception morale. Tous ces personnages sont la proie de leurs intérêts, de leurs désirs ; on ne peut même pas affirmer que l’exaltation de la passion soit la loi dont ils se réclament. Sans doute, ils la vantent, comme le seul bien. Mais les cris de défi qu’ils poussent (disons-le à l’honneur de M. da Verona) ne sont que des cris de tristesse. « Les hommes sont des bêtes contraintes de vivre sérieusement. Ce sérieux remplit l’univers de contradictions absurdes… » « Il y a beaucoup de choses graves dans la vie qui n’ont pas l’importance d’un verre de Champagne, d’un buisson d’écrevisses, ou d’un two steps. » Mais Champagne, écrevisses, ou danse, à leur tour, sont moins que rien ; et du bal masqué que M. Guido da Verona se plaît à nous peindre, se dégage la vanité des vanités. « L’énorme peine que les hommes prennent pour donner un sens à cette vie, qui n’en a