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avait fait aux Allemands 8 000 prisonniers, leur avait pris 80 canons ; celui dont ils ont gardé les marques partout où ils se sont frottés à lui, et dont le souvenir cuisant leur inspire une préalable terreur. On a célébré à l’envi son énergie, son sang-froid, sa possession de lui-même, son « coup d’œil d’aigle ; » la lointaine et toute proche Amérique a salué « sa jeune et radieuse étoile ; » des neutres plutôt germanophiles ont avoué que « l’enfonceur » von Hutier « a trouvé son maître. » A un certain degré d’admiration, on ne ferme à un héros devenu populaire les portes de l’histoire qu’en lui ouvrant celles de la légende. Son image se multiplie dans le cœur innombrable de la foule qui lui rapporte tout ce qu’elle aime ou tout ce qu’elle désire, et le met à la fois en dix endroits où il n’est pas. Ces sortes de sentiments, échauffés et comme dilatés par la puissance de l’instinct, ne se compriment plus. A quoi bon l’essayer, et pour quel intérêt? Dans cet élan de l’âme nationale, il n’y a qu’une juste reconnaissance. Au lieu de torturer l’innocence de l’adjectif possessif et de poser des énigmes aussi impénétrables que la devinette qui joue sur « un général bien connu » et « ses troupes noires, » il est beaucoup plus simple d’appeler l’homme et la chose par leur nom, et, quand on veut dire qu’il a plu un bon coup sur le Boche, de dire : le général Mangin.

Le remède, d’ailleurs, à ce qu’un « démocratisme » à tort et injurieusement soupçonneux pourrait craindre d’un excès de popularité, est dans ce fait que, s’il est équitable de rendre hommage à un de nos généraux, il ne serait pas équitable, et ce serait l’outrager tout le premier que de ne rendre hommage qu’à un seul. A l’Ouest de Soissons, les Allemands, montant d’Ambleny, s’étaient flattés de s’infiltrer, par le ravin de Cœuvres et de Saint-Pierre-Aigle, vers la forêt de Villers-Cotterets : ils ont été rejetés sur Cutry et Dommiers. Ils piétinent au carrefour de la ferme de Verte-Feuille. De Charly à Bouresches et à Belleau, les Américains les reconduisent avec une distribution magistrale. Autour de Reims, leur effort, trop impétueux pour n’être qu’une diversion, les laisse à distance respectueuse de la cité morte, mais inviolable. Un autre nom, cher et illustre, nous est livré : le nom du général Gouraud. Et que d’épisodes, que d’exploits, que de succès pareils dans l’immense bataille! La morale qui s’en dégage, c’est que ni un homme ni des hommes ne nous manquent, et qu’il suffit de savoir les employer à la meilleure place. Et la philosophie, c’est que cette bataille est de plus en plus, tous les critiques s’accordent à le noter, la lutte du temps contre l’espace.