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guise et selon son goût ; sa vie d’État n’est plus qu’une fonction de l’Empire allemand, dont elle n’est plus qu’un organe : elle est la première victime et la première esclave de la conception prussienne du monde, comme, aux degrés inférieurs, la Bulgarie en est la troisième et la Turquie la quatrième. L’ogre allemand dévore et assimile d’abord ses alliés. Le puéril et déjà fantomatique prince, qui, vêtu d’une pourpre dérisoire, joue dans la Hofburg de Vienne un rôle d’empereur de théâtre, eût volontiers prêté à son suzerain ses artilleries pour lui désormais inutiles et consenti à le regarder les tourner contre nous, qu’il eût ainsi punis de lui avoir renvoyé un peu brutalement ses lettres; mais il aurait voulu s’en tenir là. Quoi qu’il en soit, et malgré qu’il en eût, il s’est vu contraint de repartir en campagne. Réduit d’autorité à ses seules forces, il a compris qu’il ne lui était pas loisible d’en rien perdre : aux quarante divisions qu’il avait auparavant dans le Trentin et sur la Piave, il en a ajouté une trentaine d’autres ; à peu près, sauf les troupes d’occupation et de garnison indispensables dans une monarchie à police intense, toute l’armée autrichienne; à peu près tout ce qui en vaut quelque chose. Cette masse d’hommes a été répartie en deux groupes d’armées : sous les ordres, à gauche, dans le Trentin et dans les Alpes, du maréchal Conrad de Hœtzendorff ; à droite, sur la Piave, du maréchal Boroevic. Tout avait été soigneusement réglé à laprussienne : plan prussien, méthodes prussiennes, instructions prussiennes; il n’y a manqué que les Prussiens.

Une fois lancé, Charles Ier n’a pas marchandé sur le prix. Conrad et Boroevic ont attaqué simultanément sur un front total de 150 kilomètres. Mais ils embrassaient trop, ils ont mal étreint. Sur l’Astico, sur le plateau d’Asiago, sur le mont Grappa, Conrad a trébuché tout aussitôt. Sur le Montello, massif isolé, de deux cents à trois cents mètres de hauteur, qui forme transition entre la montagne et la plaine, et barre ou étrangle et commande le fleuve, les Autrichiens ont remporté un faible avantage, mais sans pouvoir ni l’élargir ni l’exploiter. Ils s’y sont taillé, de Ciano à Giavera, une écharpe qui ne flotte pas sur le sommet et dont le bout, après qu’elle a à peine touché Nervesa, à peine enveloppé San Mauro et Sant’ Andrea, revient tremper dans la Piave au pont sur lequel la franchit le chemin de fer de Conegliano à Trévise. C’est, sur la rive droite, une boucle très courte et très mince. Plus bas, au-dessous de Zenson, Boroevic a réussi à passer le fleuve en plusieurs points. Autrement dit, il a réussi à jeter d’une rive à l’autre les détachements plus ou moins