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une chose « chère, » uniquement parce qu’elle est « chère, » l’individu de l’un ou l’autre sexe qui, par ses ressources exiguës, était condamné à liarder. L’amour-propre en est aussi fort chatouillé dans notre démocratie, où chacun supporte avec peine l’inégale répartition des pièces de cent sous, à moins d’en avoir plus que le voisin. Sentiment que rend bien ce propos triomphal de l’ouvrière à la bourgeoise entendu dans un magasin de chaussures : côte à côte assises, la bourgeoise examine, se lamente sur les prix excessifs et se décide par économie, après longue discussion, pour une qualité inférieure à celle qu’elle avait accoutumé ; l’ouvrière achète royalement sans marchander la paire de bottines la plus coûteuse, et ne se tient pas de dire à sa voisine avec une bonhomie gouailleuse : « Maintenant, c’est notre tour. »

Ce n’est pas d’hier que l’humanité, celle de l’antiquité aussi bien que celle du moyen-âge, a recherché le luxe bien avant l’utile ; elle a excellé à faire des statues et des temples avant de faire des lampes ou des parapluies et, depuis le roi Chilpéric qui s’était commandé un plat d’or de 25 kilos afin, dit très sérieusement Grégoire de Tours, « d’honorer la nation des Francs, » jusqu’au prolétaire contemporain qui s’achète une bague plutôt que du linge, le faste a toujours précédé la commodité. Le fait est une fois de plus confirmé par la hausse extraordinaire des bibelots, des vieux meubles, des pierreries et des œuvres d’art, sur lesquels il apparaît bien que se jettent avec avidité de nouveaux riches de tout calibre.


V

Reconnaissons du reste que l’avènement de la nouvelle richesse a été accompagné de peu de déclassement social : si les ouvriers d’usines, les petits commerçants et les cultivateurs-propriétaires faisant valoir par leurs propres mains ont gagné, globalement, plusieurs dizaines de milliards, qu’ils les aient ou non économisés, la part de chacun n’était pas telle qu’elle pût transformer sa condition. Tout au plus quelques patrons à demi bourgeois le sont-ils devenus tout à fait, comme ce maître au cabotage dans un port breton, qui emprunte 30 000 francs en 1914 pour acheter un bateau, avec lequel il fait le transport du charbon et qui, après avoir sur ses frets remboursé ses