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Iraient-ils courir les routes et enrichir les aubergistes, quand presque tous ont pour la durée des beaux jours un abri auquel ils sont attachés ? Ils préfèrent à tout la vigne qu’a plantée leur père, le potager où ils ont couru alors qu’ils étaient enfants. À quoi bon aller en Suisse quand on possède à sa portée la Brie, le Hurepoix, le Valois, la Beauce, la Touraine, régions les plus attrayantes et les plus policées du monde et où on ne risque pas de se casser le cou en roulant dans un précipice ? Aussi la montagne n’a-t-elle point de fervents : il semble qu’aucun de ceux qu’un mauvais sort y a conduits n’en a compris ni la grandeur ni le pittoresque. Montesquieu voyage dans le Tyrol : « sans cesse entre deux montagnes, sans rien voir qu’un petit morceau de ciel et il est au désespoir que cela dure si longtemps ; » Henault traverse le Jura : « toujours un ruisseau à côté de soi et des rochers sur la tête qui font appréhender de se noyer ou de se précipiter ; » un autre, revenant de Suisse, garde l’impression « d’une contrée fort inégale et très désagréable a la vue. » On va à Plombières pour se soigner ; mais la reine Marie Leczinska a jugé que « c’était le plus vilain lieu du monde. « Le pays de Cauterets « ressemble à l’enfer comme si on y était, excepté cependant qu’on y meurt de froid. » Bagnères et Barèges sont « des lieux hideux au fond de gorges épouvantables, » et certain abbé De La Forte, très méfiant, insinue que tous ces pays « où l’on ne voit que des précipices, des torrents, de la neige et des glaçons, pourraient bien n’être pas des séjours aussi charmants qu’on voudrait nous le persuader. » Ces « glaçons » surtout terrifient : de la neige en plein été ! Quelle horreur ! Voltaire lui-même qui, pourtant, s’est fixé au Mont-Blanc, écrit à d’Argental que le pays de Ferney est délicieux, « à condition de ne point se tourner du côté des montagnes de glace… Et nul n’éprouve le désir de parcourir ce « pays de loups-garous » quand paraît la Nouvelle Héloïse. Clarens est « immortalisé ; » subitement la mode exige qu’on parte en pèlerinage pour les bords du Léman et qu’on y pleure les malheurs de Julie. On promène aux abords de Vevey des âmes avides de s’émouvoir et des cœurs suffoqués par les soupirs : certains parcourent le pays épongeant leurs larmes d’une main et, de l’autre, tenant ouvert le livre de llousseau qu’ils consultent comme un guide, empressés d’errer dans ces lieux où Saint-Preux et sa loquace amie ont respiré, pensé,