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dix-sept brochets, soixante-deux carpes, dix-huit lamproies, deux cents grosses écrevisses, deux cents harengs blancs, deux cents harengs saurs, vingt-quatre saumons salés, dix-huit barbues, trois paniers d’éperlans et six cents grenouilles[1]. Je suppose que Monseigneur n’était pas seul et avait convié quelques chanoines à faire abstinence avec lui ; n’importe, après les tripes de morue et les deux cents harengs saurs, un Français d’aujourd’hui se serait avoué vaincu. Au XVIIIe siècle, on procède avec plus de mesure, et une sage ordonnance préside à la conduite d’un repas : on sait distinguer une entrée d’un rôti, et, si le menu débute par les hors-d’œuvre, il se termine par les entremets. Ces hors-d’œuvre et ces entremets n’étaient pas ce que vous pensez : le premier de ces termes éveille aujourd’hui la perspective de trois ou quatre olives ou d’une coquille de beurre grosse comme noisette ; le second évoque quelque mousse de blancs d’œufs, une crème légère… Attention : les hors-d’œuvre de nos pères, — et, sans être centenaire, on peut s’en souvenir, — consistaient en boudins, saucisses, côtelettes et andouilles ; comme entremets, on admettait des jambons ruisselant de graisse sous le couteau, des pâtés de nouilles baignant dans des sauces présentant la consistance du bitume en fusion, ou des hures embaumées, dressées sur un coulis d’oignons, d’échalottes et de laurier. Entre cette préface et cet épilogue… on dînait.

Il serait facile de terrasser les incrédules en reproduisant ici l’un des menus de la table de Louis XVI lors d’un repas du Petit Trianon, menu qui compte environ vingt pages pleines et comprend sept à huit cents plats. L’argument pécherait précisément par son énormité : il est évident que, à ces repas de Cour, les convives ne touchaient qu’à certains mets préparés à leur intention ; le surplus passait au Serdeau : on sait que tout Versailles vivait de l’opulente desserte du château. En se tenant dans l’ordinaire, on peut citer des exemples moins suspects et, partant, plus saisissants. M. de Védel invite, en 1760, Mme de Saint-Vincent à diner au restaurant : deux couverts seulement deux convives venus là bien plutôt pour causer à l’aise que pour faire bombance. Voici le menu de cette agape : bisque d’écrevisses, caneton à la Provençale, grenade de laitances de

  1. H. de Gallier. Usages et mœurs d’autrefois.