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donner sérieusement sur le centre. Les troupes, — cavaliers, fantassins, canonniers, — si vite qu’elles arrivent par Craonne de leurs bivouacs de plaine, trouvent les pentes si verglassées qu’elles les escaladent avec une pénible lenteur. A une heure seulement, les grenadiers à cheval, l’infanterie de la division Charpentier, la réserve d’artillerie abordent enfin l’extrémité du plateau. Mais enfin ils y sont. Napoléon, — comme jadis à Iéna, — s’avance sur le plateau : le petit chapeau se voit au-dessus des baïonnettes, l’Empereur domine le champ de bataille. C’est toujours l’indice que l’heure a sonné de vaincre.

La cavalerie de la garde, grenadiers a. cheval, s’avance au galop vers l’isthme ; en un instant, le centre ennemi est chargé ; il répond par un feu meurtrier qui fait reculer les cavaliers ; mais derrière eux la division Charpentier s’est avancée, qui occupe l’entrée du Chemin des Dames, prolongeant ainsi la gauche de la division Rebeval dont les derniers survivants se rallient aux camarades. A son tour, Ney aborde pour la troisième fois le plateau. Enfin à notre gauche, entre Vassogne et la ferme des Roches, Nansouty réparait avec 5 000 cavaliers. Mais la décision n’est pas là. Elle est dans l’artillerie : l’Empereur dispose enfin de ses soixante-douze pièces : elles s’avancent. L’Empereur les pousse vers le défilé. Le front russe sous leur tir oscille et vacille.

Woronzof résiste encore, mais pour combien de temps ? Sa gauche est derechef repliée, sa droite entamée, son centre ébranlé. Winzingerode ne viendra-t-il pas tout sauver ?

Or, à cette heure, ce Winzingerode, tant attendu, se trouvait engagé dans la pire aventure. Le fond de la vallée de l’Ailette n’avait pas bénéficié de la gelée : elle était restée si marécageuse que les cavaliers, la traversant entre Filain et Chevregny, s’y étaient embourbés, y perdant dans un incroyable désordre près de trois heures. Il avait fallu ensuite escalader les pontes du plateau septentrional, elles, verglassées, glissantes, raboteuses : sur le plateau même les chevaux buttaient, s’abattaient ; des années après, les officiers gardaient un souvenir odieux de cette marche : « De toute ma vie, écrit Henckel von Donnersmarck, je n’ai fait une marche plus horrible », et un officier d’York : « Je ne saurais indiquer les villages que je traversais… L’état de rage continuelle où je me trouvais, m’a empêché d’en garder la mémoire. Ce que je sais, c’est que, pour être sûr de ne