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nous n’avions qu’à aller la faire chez nous. On ne pouvait être plus aimable. — Inversement, le parti francophile organisa une grande manifestation. Disposés sur deux rangs, nous vîmes défiler devant nous une foule composée des éléments les plus variés, depuis le lycée de jeunes filles jusqu’au comité des ouvriers, sans oublier ni les cadets ni les Tchéquo-Slaves. Chaque groupe remettait à notre commandant un bouquet, un placet et un drapeau tricolore, brodé la plupart du temps. Commencé vers dix heures du matin, le défilé ne prit fin que vers trois heures. Le record des Marseillaises entendues à Vitepsk était battu.

Comme il aurait fallu peu de chose pour orienter, pendant qu’il en était encore temps, ce peuple incertain et versatile ! À ce moment, se trouvait à Petrograd un général français, qui connaissait admirablement la Russie et y était connu et estimé de tous : il demandait qu’on mît à sa disposition dix mille hommes et se faisait fort de supprimer les désertions. Il eût suffi, en effet, de garder militairement les gares et d’occuper Petrograd, Moscou, Kiew et Odessa : jamais l’armée russe n’aurait quitté le front. Les routes n’existant pas, le seul moyen de transport est le chemin de fer ; c’est par le chemin de fer que les déserteurs fuyaient : ce moyen leur étant enlevé, ils auraient forcément gardé les tranchées. D’ailleurs, le soldat russe était mieux nourri au front que chez lui ; il ne travaillait plus aux durs labeurs des champs ; sa paresse naturelle et son appétit étant satisfaits, on n’en aurait peut-être pas obtenu une armée d’attaque remarquable, mais on aurait eu en tout cas une armée qui, vu l’étendue du front, aurait servi à immobiliser beaucoup de forces allemandes. La proposition fut écartée, et, pour des raisons que nul encore n’a pu pénétrer, on se résigna à l’abandon total de ce gigantesque allié.

Notre matériel était prêt : nous partîmes un beau matin pour le quartier général de Broussiloff ; je devais y choisir un emplacement pour installer mon parc, après que celui des escadrilles aurait été désigné. J’ai dit tout à l’heure que les routes n’existaient pas en Russie ; nous devions l’apprendre à nos dépens, car à peine avions-nous fait quelque cent kilomètres sur une route empierrée, qui ne rappelait que de très loin celles de France, nous nous trouvâmes en pleine piste. En été, cette piste est quelquefois praticable, mais à cette époque