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moment », et où figurent pêle-mêle des chambres à coucher gothiques établies en quelque scierie mécanique et des chaises « Trianon », arrivant par douzaines de grosses de Nuremberg ou d’ailleurs, portant au dossier, — « a preuve d’authenticité, » — les initiales entrelacées de la reine ! — voisinant avec le fauteuil de Dagobert et une suspension à électricité Louis XII… Car c’est le grand chaos, la ronde désordonnée des styles, la désolante promiscuité du sans choix du sans âge et du sans mesure : le « toc » allemand, importé chez nous par trains quotidiens, a trouvé en France des millions d’appréciateurs, tandis que nos ouvriers, réduits aux besognes fastidieuses et sans profit, perdent peu à peu le sens du délicat, du personnel, du sincère et de l’inédit. Ils ne voyagent plus : à quoi bon ? Des prospectus illustrés, trop souvent imprimés à Leipzig, ne leur enseignent-ils pas ce que réclame la clientèle ? Se déplaceraient-ils qu’ils ne verraient en notre France que « l’article » banal, partout répandu, la redoutable camelote dont le bas prix de fabrique décourage tout effort particulier et résulte de procédés mécaniques réservés à ces industries « colossales. »


Resterait à diagnostiquer les causes de cette perversion du penchant naturel que montraient les Français d’autrefois pour le beau, le simple et le solide ; j’entends les Français du négoce et du peuple. Cet abaissement singulier ne résulterait-il pas de l’absence de tout contact avec les classes supérieures de la société ? Aujourd’hui la scission est complète ; chacun se meut dans l’espace restreint que lui assigne sa situation mondaine : une sorte de méfiance, imperceptible, il est vrai, à Paris et dans quelques grandes villes, mais très accentuée dans nos provinces, sépare le riche du modeste bourgeois, le bourgeois de l’artisan. Si l’on voyage, — circonstance qui, jadis, impliquait une grande liberté d’allures et un effacement tout au moins momentané des différences sociales, — on n’est présentement en rapport qu’avec des fonctionnaires, employés de tous grades, chefs de gare, conducteurs de trains, porteurs de bagages et autres, que les règlements obligent à certaines fonctions délimitées par le devoir professionnel. On peut traverser la France d’une mer à l’autre sans avoir jamais recours à l’obligeance d’un paysan, sans adresser la parole à un seul « indigène. »