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Ni F. Buloz, ni Mérimée ne firent appel. Mérimée passa quinze jours en prison, et cela paraît vraiment une chose absurde. Pourtant cette captivité de Mérimée nous a valu une charmante lettre à Mme de Lagrenée, pleine de philosophie souriante :


« Paris 11 juillet 1852.

« Madame, je m’étais toujours douté que dans le vaste établissement que j’habite en ce moment, il y avait une compagnie fort mêlée. Je passe une partie de mon temps dans une espèce de garde-manger dont j’ai fait un divan, et tandis que je lisais l’Ope otb yma[1], j’ai entendu le dialogue suivant entre un Monsieur en habit noir et un autre en veste rouge et pantalon jaune : « L’habit noir : Pourquoi que t’es là ? — Le pantalon jaune : Parce que j’ai tué mon oncle. — Y avait donc des circonstances atténuantes ? — Faut bien. — Pourquoi que tu l’as tué ? — Cette bêtise ! Pour avoir son argent. — Qu’est-ce qu’il avait ? — 250 francs. — C’est pas gros. — Cette bêtise ! Je croyais qu’il avait plus. C’est pas l’embarras, je l’aurais tué tout de même : je n’avais que dix-sept francs dans ma poche. »

« Ce Monsieur en pantalon jaune a une figure très douce, mais le front un peu déprimé. Il dit qu’il n’est pas socialiste, et qu’il n’a jamais travaillé que pour lui seul. Voilà cinq jours passés, Madame, assez doucement et sans m’ennuyer. Je ne peux guère travailler, je ne sais pourquoi, car j’ai une chambre assez fraîche, et nulle envie de promenade. Je me crois dans un caravansérail de l’Asie Mineure, arrêté faute de chevaux dans quelque khani. Il me faut du temps pour m’habituer à ma table, et au mur en face pour y trouver des inspirations[2]. »

P. Mérimée expia donc assez durement son geste d’amitié à l’égard de Libri. Il n’en demeura pas moins convaincu de l’innocence, et disait en 1853 à M. Mocquart, en lui recommandant Mme Libri : « Il faudrait des volumes pour rendre compte de cette affaire, et pour exposer toutes les bêtises et toutes les iniquités qui s’y rattachent, » et encore : « On regarde cette condamnation comme un des crimes de la défunte République,

  1. Malheur à qui a de l’esprit ! Comédie de Griboiédov.
  2. Lettres de Mérimée à la famille Lagrenée, p. 49.