Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 47.djvu/332

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de moribond. Je mange des cœurs, seulement je ne peux pas les digérer. Je suis à présent un homme très dangereux, et vous verrez comme la marquise Christine Trivulzi[1]deviendra amoureuse de moi : je suis précisément l’os funèbre qu’il lui faut[2]… » On voit l’état d’esprit ! Mais que de souffrances et d’amertumes se cachent sous la raillerie de Heine ! Son poème de Lazare en fait foi.

Souvent Heine écrivait : « Mon mal est incurable, je vais me coucher, et je ne me relèverai plus. » Puis il se relevait, se faisait mener chez un ami, et retombait. Quand il fut frappé d’hémiplégie, il disait à Mme C. Jaubert, « à travers mille plaisanteries » : « Hélas ! je ne puis plus mâcher que d’un côté, pleures que d’un œil ! je ne suis plus qu’un demi-homme. Je ne puis exprimer l’amour, je ne puis plaire que du côté gauche : ô femmes ! à l’avenir, n’aurais-je droit qu’à la moitié d’un cœur ? »

Sans cesse torturé de souffrances, il fut, avec cela, jaloux de sa Mathilde, et n’est-ce pas ainsi qu’il écrivit : « La mort m’appelle, — je voudrais, ô mon enfant bien-aimée, te laisser dans une forêt, dans une de ces forêts de sapins où hurlent les loups, où nichent les vautours… Paris contient des bêtes plus méchantes encore. Paris, la splendide et riante capitale du monde,… le beau Paris, enfer des anges et paradis des diables ! Penser que je dois te laisser seule ici. Ah ! cela me bouleverse le cerveau, cela me rend fou… »

Mais Mathilde Morat pouvait-elle comprendre cette folie ? Mathilde, qui avait « un goût prononcé pour l’hippodrome. »

Vers la fin de la vie de Heine, la princesse Belgiojoso, de retour d’Orient, où elle avait fait mille tours, chevauché en Syrie, visité maints harems, et planté, de ses mains, des rizières, la Princesse eut l’idée de convertir Heine, car il parlait volontiers de la Bible, dont il aimait la poésie ; elle crut le moment venu, et lui envoya l’abbé Caron. « L’abbé éveilla quelques velléités religieuses, » dit Heine, et il ajoute : « Mais décidément je reviens aux cataplasmes : le soulagement est plus immédiat ! » — C’est ainsi qu’échouèrent les tentatives religieuses de la Princesse.


MARIE-LOUISE PAILLERON.

  1. C’est ainsi qu’il désigne alors la Belgiojoso
  2. A Mme Joubert.