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lieues d’Évreux. C’est là que l’  « homme de qualité » voit des Grieux et Manon. L’abbé Prévost connaissait Évreux, et les environs : il fut prédicateur à Évreux, en 1725. Les charrettes des filles étaient encadrées d’archers en armes ; et quelquefois les galants accompagnaient longtemps les filles, se querellant avec les archers : et le dossier de Pierrette Picard, dans les archives de la Bastille, relate l’enlèvement de Pierrette. Une poignée de gardes du corps, gens analogues à Lescaut, le frère de Manon, surent s’emparer de cette fille en dépit des archers. Le galant de Pierrette, avec plus de chance que des Grieux, avait réussi l’entreprise où échoue l’amant de Manon. Certaines de ces filles n’étaient pas d’abominables gourgandines ; et, dans la foule des meurtrières, voleuses et créatures dégoûtantes, l’on aperçoit une petite dévergondée, sans doute élégante, une Manon. Sa mère est une dame noble. Cette petite de Neufchèze a quitté la maison paternelle, a « suivi un jeune homme, a couru la province avec lui. On l’a mise au couvent, par trois fois : et trois fois, elle s’est sauvée. Elle échoue dans un lieu suspect. Mme  de Neufchèze écrit au lieutenant de police, le supplie d’enfermer à l’hôpital cette déraisonnable et puis de « l’envoyer à « Micicipy. » Manon, ce n’est pas sa mère qui l’envoie à Mississipi : c’est le père de son amant, l’honnête M. des Grieux.

Et Manon, ce n’est pas la petite de Neufchèze, ce n’est pas Pierrette Picard, ce n’est pas une autre. Mais l’aventure de Manon se déroule dans une réalité, j’allais dire, dans un paysage vrai qu’observa l’auteur de Manon Lescaut.

La véritable Manon, ne la cherchons pas au milieu des papiers d’archives. Elle n’est pas là, pas plus que ses restes ne sont auprès du lac Pontchartrain, sous le tertre dit le tombeau de Manon. La véritable Manon, c’est dans le cœur de l’abbé Prévost qu’elle a vécu et puis est morte.

Les analogies de des Grieux et de l’abbé Prévost sont évidentes. La vie de l’abbé Prévost, quel roman, tout plein de désordre ! Et il a écrit, dans Le Pour et Contre : « la passion violente qui rend la raison inutile… » Cette passion violente, « n’étant pas capable d’étouffer entièrement dans le cœur les sentiments de la vertu, empêche de la pratiquer… » Il aime la vertu. Et des Grieux, après avoir causé avec Tiberge : « La piété se mêla dans mes considérations. Je mènerai une vie sainte et chrétienne, disais-je ; je m’occuperai de l’étude et de la religion, qui ne me permettront point de penser aux dangereux plaisirs de l’amour… » Il se forme un projet de vie paisible, et solitaire : « Une maison écartée, avec un petit bois et un ruisseau d’eau