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de vivre. Enfin, chose plus étrange, il vécut dévotement et chastement depuis ce jour jusqu’à sa mort.

Mais ce désespoir n’était pas né de son amour. Il n’avait pas aimé sa fiancée : il était alors passionnément attaché à la Gallerani. Il n’avait pas été fidèle à sa femme : cinq ans après son mariage, deux mois encore avant qu’elle mourût, un Ferrarais écrivait : « Les dernières nouvelles de Milan sont que le duc dépense tout son temps et prend tout son plaisir dans la compagnie d’une dame d’honneur de sa femme et, ici, on voit cette conduite désapprouvée. » Il s’agissait de la Crivelli. Mais il sentait obscurément que Béatrice avait joué dans sa vie un rôle que nulle autre ne pouvait tenir : celui de porte-bonheur. Elle était ce qu’il pressait toujours ses astrologues de lui découvrir dans le ciel : l’astre favorable. Ce qui s’accomplissait en sa présence était toujours heureux ; aussi voulait-il qu’elle fût toujours là. Elle ne le quitte pas dans les cérémonies les plus fatigantes, même pendant ses grossesses, comme le remarque l’envoyé de Venise. Elle est là quand il discute avec les ambassadeurs français, au moment le plus grave. Il ne se sépare d’elle que pour l’envoyer à l’entreprise difficile de Venise, où elle lui porte bonheur et réussit mieux qu’il ne ferait lui-même.

En effet, regardons-la : elle a tout d’un fétiche, l’apparence banale et gaie, l’insouciance, la frivolité. Elle se porte chance à elle-même. Son bonheur au jeu est proverbial : elle gagne toujours. Elle est heureuse à la chasse, brave impunément le danger, y échappe dans un éclat de rire. Presque tous les hommes qui ont fait une ascension inespérée, en échappant à de nombreux dangers, croient à leur étoile : c’était une des faiblesses particulières à Ludovic le More. Il était naturel que cette étoile lui parût s’identifier avec sa femme. Il avait cheminé vers le pouvoir sans elle, mais c’était d’elle que datait son élévation au sommet, sa mainmise sur toute l’Italie, son prestige inouï en Europe. Coïncidence, rapport mystérieux de cause à effet, hasard peut-être, le fait est constant. Depuis la mort de son frère, le duc de Milan, en 1476, jusqu’à son mariage avec Béatrice, en 1491, il avait gravi, malgré mille traverses et beaucoup d’échecs, les divers degrés qui le séparaient du trône. Mais c’est seulement à partir du 17 janvier 1491, c’est-à-dire de son mariage, que la courbe de sa destinée s’élève brusquement.