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de tous les jours, comme l’histoire du tonneau de l’hôtesse, miraculeusement rempli par saint Nicaise (conte bien fait pour plaire à un public de vignerons) ou celle du drapier de Reims qui vendait à fausse mesure. Nous pénétrons dans la boutique : voici la cliente élégante, les pièces de drap sur le comptoir, le garçon accroupi qui tient les livres de caisse. C’est le cadre et la bonhomie, Je ton du fabliau. Inspiration antique, goût de l’observation familière, ces deux courants, qui sont le fond de notre tradition, se partagent déjà l’âme française. Ils s’y développent côte à côte en bonne intelligence, sans que l’on discerne entre eux le germe d’un conflit. L’école de Reims avait donné là des chefs-d’œuvre qui la plaçaient au premier rang des écoles médiévales, quand ces beaux ouvrages d’un seul coup se virent rejetés dans l’ombre et comme subitement vieillis, décolorés par l’apparition de quelque chose de plus beau.

Il ne faut pas abuser du mot de révolution : et pourtant, si l’on considère les œuvres admirables que je viens de décrire, comment appeler autrement le coup d’État qui les a fait reléguer à une place subordonnée et remplacer d’autorité par des œuvres toutes nouvelles, au détriment du sens traditionnel de l’édifice et au risque d’en compromettre tout le plan idéologique ? Au nom de quel principe le Christ se voit-il écarté de la première place et cesse-t-il d’apparaître au seuil, en pontife et en juge, foulant l’aspic et le basilic, au-dessous du tableau des choses de la fin du monde, et regardant le couchant qui annonce chaque soir les scènes du dernier des jours ? Quelle nouvelle idée parut être assez importante pour excuser une telle infraction aux usages, presque aux dogmes, et le désordre qui en résulte ?

En un sens, tout le problème de la façade est là : on y assiste, en quelque sorte, à l’avènement de la Vierge. La Vierge est la reine de céans. C’est elle qui nous accueille au trumeau du portail, c’est elle dont les fameuses statues des ébrasements nous représentent l’histoire, c’est elle qu’on couronne dans le fronton charmant qui surmonte les voussures. Toujours elle, elle partout. Elle est la jeune pensée qui envahit tout l’édifice : elle se substitue à son fils dans les prières des hommes. Immense nouveauté, et d’une portée incalculable. Une poétique entièrement inédite se fait jour. Tout l’élément sentimental, irrationnel du christianisme, commence à l’emporter sur l’autre. Toute cette