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Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 48.djvu/146

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expliquent la vogue immense de son art. C’est de lui que date ce fleuve de draperies qui, de plus en plus tourmentées, descend de Champagne en Bourgogne pour finir, un siècle plus tard, dans les remous tumultueux et les enchevêtrements d’étoiles de Claus Sluter, dans la redondance et le tourbillon d’une sorte de « baroque. »

Mais le maître de Reims ne tombe pas dans ces fautes de goût. Son art demeure contenu dans les limites de la mesure la plus sobre. Ce grand novateur ne perd jamais le sentiment de la grâce. Son réalisme est imprégné du sens de la beauté. Dans le renouvellement des arts, sous le règne des Valois, à la fin du XIVe siècle, on a souvent montré le rôle de l’étude d’après le modèle vivant ; Courajod a donné une série de leçons fameuses sur les tombeaux de Saint-Denis et sur un groupe de statues au regard strabique. Peut-être pourrait-on faire voir dans les œuvres qui nous occupent les premiers symptômes évidents du mouvement naturaliste, et quelques-uns de ses chefs-d’œuvre. Il serait aisé de montrer que ces admirables figures de sainte Anne et de saint Joseph ont le caractère de portraits. Elles sont faites certainement, comme les merveilleux feuillages des chapiteaux, d’après la nature vivante ; comme le sculpteur, afin d’en composer ses corbeilles, ne s’est mis en peine d’autre chose que de couper des bottes de fleurs, le plantin, le cresson, la renoncule de son jardin, sans rechercher d’autre idéal qu’une copie parfaite et jugeant assez bonnes pour orner la maison de Dieu ces plantes que Dieu lui-même fait pousser dans les champs, de même il s’est borné à prendre tout près de lui et pour ainsi dire sous sa main les personnages des scènes de l’histoire sainte. Il n’a pas cru pouvoir mieux faire que de regarder vivre les bonnes gens autour de lui. On pourrait dire presque à coup sûr l’âge, le tempérament, la condition des modèles. Le saint Joseph, avec sa moustache de chat et sa mine narquoise, est visiblement quelqu’un du monde des ateliers, quelque demi-bourgeois, écrivain ou artiste, bon vivant, peut-être un peu bohème : il est criant de ressemblance. Impossible d’être, en art, plus résolument « contemporain, » et de transposer l’Evangile ou de l’habiller plus audacieusement à la mode du jour. Mais ce naturaliste, cet amoureux du vrai a en même temps ce privilège d’être un homme qui voit beau ; la vie qu’il représente n’est jamais