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ce que Stendhal entend par l’énergie, et qui est probablement la violence : un beau crime est beau, et le moins beau n’est pas à dédaigner. Voilà du romantisme, et du plus mauvais. Par ailleurs, Stendhal est resté du XVIIIe siècle. C’est un homme qui chaque matin part à la chasse du plaisir. Et il lui semble qu’en aucun lieu du monde, plus qu’en cette Italie des années qui suivirent les guerres de l’Empire, cette chasse n’est aisée, agréable et fructueuse. En aucun autre pays on ne trouverait autant de facilité de vie et de laisser aller. Tous les personnages de la Chartreuse de Parme font du plaisir une religion qui se concilie parfaitement avec l’autre et même en a besoin, quand ce ne serait que pour faire qu’un sorbet fût un péché. Quant à l’énergie, ils n’en manquent point, chacun d’eux ayant deux ou trois meurtres sur la conscience et la conscience aussi légère. Le comte Mosca, homme du monde accompli, fait en ces termes ses offres de service à la duchesse Sanseverina : « Depuis que j’ai le pouvoir en ce pays, je n’ai pas fait périr un seul homme, et vous savez que je suis tellement nigaud de ce côté-là que quelquefois, à la chute du jour, je pense encore à ces deux espions que je lis fusiller un peu légèrement en Espagne. Eh bien, voulez-vous que je vous défasse de Rassi ? » Mais la duchesse a mieux à faire. Cette charmante femme confie à Ferrante Palla, qui est « un être sublime, » le soin d’empoisonner le prince. Lui-même, Fabrice a derrière lui une carrière de bretteur et de libertin un peu bien remplie pour un homme d’église… Et je ne prétends pas que ce mélange de plaisir sensuel et de crime soit des plus recommandables. Il est très stendhalien, et c’est ici tout ce qui importe.

Il manque la peinture des mœurs dans une petite cour despotique… Ranuce-Ernest IV a les yeux fixés sur le plus majestueux des modèles et se demande chaque fois ce qu’en pareille circonstance eût fait Louis XIV. Cette imitation d’un grand modèle dans les proportions réduites d’une cour minuscule fait la saveur originale de cette peinture. Aux intrigues de la cour de Parme il fallait un Saint-Simon. Stendhal tient la plume et, comme il convient, remplace la colère et l’indignation par la froide raillerie du pince-sans-rire. Ultras contre libéraux, Sanseverina contre Raversi, Mosca contre Rassi, les mêmes ressorts les meuvent sur ce petit théâtre, qui font agir les plus imposantes marionnettes sur les scènes les plus illustres du monde. Ce sont gens uniquement guidés par leur intérêt et occupés à se trahir les uns les autres. Chacun d’eux est peint d’après nature, par notations brèves et accumulations de petits traits. Faire du prince un grotesque