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Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 48.djvu/264

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sacrifice, ils sont distraits de toute vanité par les incidents quotidiens où se disperse leur attention enfantine : chacun de ces parieurs qui joue son existence ne calcule pas la mise, mais les suspensions de la partie, le plaisir de retrouver, à la surface de la mer, le jour et les brises et l’espace, au port, le repos et le sommeil, et même au fond de sa prison sous-marine ses aises d’enseveli, comme s’il y avait un animal d’habitude, jusque dans les héros.

Cet instinct profond de l’héroïsme que les dangers exaltent au lieu de l’éteindre, qui croit avec eux et domine les instincts superficiels de la peur, fait l’admiration légitime de Kipling. Et, pour le mettre mieux en lumière, il consacre un quart de son volume à peindre la part prise par les destroyers à la bataille du Jutland. Durant quatre années de guerre, un jour et demi vit non se joindre mais s’approcher les « grandes flottes de combat. » Le 31 mai 1916, celle d’Allemagne, longeant la côte du Sleswig, remonta vers le Nord, précédée par ses destroyers et ses croiseurs. Avec eux la flotte légère de l’amiral Beatty prit contact, à 100 milles au large de la côte du Jutland, dans l’après-midi, et tandis que, prévenue, la « grande flotte, » avec l’amiral Jellicoe, descendait au Sud à la rencontre des Allemands. Alors ceux-ci virèrent de bord vers leurs refuges, et assez vite pour que la grande flotte de l’amiral Jellicoe, renonçant à les joindre, dût regagner ses bases. Seule l’escadre Beatty, qui s’était trouvée à portée du combat contre la flotte légère des Allemands, continua la poursuite toute la nuit. Ainsi l’unique rencontre d’escadres qu’ait vue cette guerre n’a pas mis aux prises les grandes unités de combat, mais seulement les vaisseaux légers, et, des vaisseaux légers, ce sont les moindres mais les plus nombreux, les destroyers, qui firent le plus de besogne.

L’auteur s’excuse d’errer « profane » en ce combat fuyant, sur des eaux grises, où les navires « se silhouettent enveloppés de fumée, » où « tout est noyé dans le brouillard. » Mais dans ce brouillard s’allument comme autant d’éclairs les noms de quelques navires anglais, et la traînée lumineuse de leur course. L’audace, l’efficacité, la multiplication de leurs coups étonnent ; on voit tel de ces intrépides, comme un chasseur qui fait coup double, détruire de ses torpilles plusieurs navires ; tel, cerné par des ennemis plus puissants, éviter, à force de