Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 48.djvu/266

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le sait, par ses frères d’armes, si la bataille leur laisse le loisir et la force : il attend son tour. Ainsi sous la triple opacité de la nuit, des fumées et des poudres, sur les navires qui glissent comme des fantômes, se cherchent et s’évitent, se frappent de mouvements brusques, se couchent et se retournent pour le grand sommeil, ou dont la proue semble jaillir haut dans l’air tandis que la poupe s’abîme parmi des mouvements fugitifs, désordonnés, fous, tragiques, suprêmes, une seule évidence parle, s’impose, dure, s’étend et rayonne, la splendeur du courage anglais. C’est lui que saluent les équipages à moitié engloutis, quand ceux qui vont mourir regardent passer pour la dernière fois ceux qui combattent et n’ont pas le temps de les sauver.

Tant d’images, et leur désordre mouvant donnent une confuse et puissante impression de vie, de vérité et d’art. Le peintre est resté le même, mais la couleur a changé. La palette du grand artiste a été formée de tons chauds, éclatants qui semblent les caresses de la lumière magnifique et joyeuse. C’est cette magie du soleil qui transfigure en beauté toutes choses, même les vulgaires et, selon l’exacte formule de Victor Hugo, fait, dans les autres œuvres de Kipling, même « les torchons radieux. » Or, ici sa vigueur se détrempe dans une humidité de brume, les actions qu’il admire se décolorent en des mers ternes, sous une lumière abondante mais diffuse, uniforme, froide, et qui semble le halo d’un soleil infiniment lointain. Entre ce que l’exactitude de l’auteur reproduit et ce que son attrait cherche il y a une contradiction. Cet exilé dans le Nord est si Oriental de regard que les choses même du Nord éveillent en lui les visions des pays éblouissants et torrides, et qu’il se rapatrie par ses comparaisons. Un sous-marin qui, ne laissant rien voir de lui sinon son périscope, glisse au ras de la mer, d’une mer glacée où le génie de l’artiste frissonne et où ses teintes gèlent, rappelle au voyageur de l’Afrique et de l’Asie le crocodile dont l’œil seul est visible à fleur d’eau. Un bateau, fût-il couvert de givre, dont l’hélice se prend aux filets des mines, rappelle à l’artiste, qui pardonne au sable d’être la stérilité où le désert est la chaleur, un chameau dont les pieds s’embarrassent dans les cordes des tentes. Images inattendues, mais combien frappantes et, sauf l’exotisme, justes ! S’il ne les cherche là-bas, il ne trouve la ressemblance que dans une