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Ce mot bref est une profession de foi. Il suffirait à prouver que l’intelligence du devoir, quand elle est complète, élève la raison à la certitude d’une autre vie. Si le devoir social n’était fait que de justice, qu’il eût pour objet unique l’égal et volontaire partage des biens et des maux entre les hommes, et que cette justice s’accomplit parfaite sur cette terre, un autre monde pourrait sembler superflu aux hommes peu difficiles sur la nature et sur la durée de leur bonheur. Mais cette identité de sort n’est conforme ni au vœu de la plupart, ni au vœu de la nature, plus puissante que tous. Pour combattre les malheurs qu’inflige aux individus et aux peuples l’hostilité continue des êtres et des choses, il faut que les généreux de leur temps, de leur fortune, de leur cœur, de leur vie se consacrent aux victimes proches et lointaines du sort ; il faut que toute génération s’immole par la guerre à la paix des générations futures ; il faut que des inconséquents préfèrent les autres à eux-mêmes. L’essentiel du devoir social n’est donc pas la justice, mais la magnanimité. C’est pour celle-ci trop peu de ne faire tort à personne, elle se dépouille pour tous. Si elle perdait à jamais ce à quoi elle renonce, plus elle serait prodigue, plus elle serait dupe, et il n’y aurait pas d’immoralité comparable à la vie humaine. Il faut que le bonheur des plus parfaits soit seulement retardé et leur appartienne ailleurs, accru de la récompense, pour qu’il y ait justice dans l’œuvre du créateur et faute dans l’égoïsme de la créature.

Cette doctrine a obtenu de Kipling mieux qu’une ligne glissée dans un récit ; elle est l’achèvement solennel du livre, elle en forme les paroles suprêmes, elle y apparaît comme une inscription gravée, pour une mémoire plus durable, dans le granit des vers. A un poète, excellât-il en prose, la prose est un jeûne qu’il ne saurait prolonger par-delà un certain temps. Kipling a la coutume de rompre son abstinence et de clore çà et là ses chapitres par de courtes poésies, où il met en relief et en frappe les idées auxquelles il tient davantage. Or, à la fin de son œuvre, dans une poésie dernière, il introduit l’absent, le grand absent de la guerre, le neutre, et il l’y amène en accusé. De quel droit ? Si les hommes ont accompli les uns envers les autres tout leur devoir quand ils ne se font pas de mal volontaire, s’ils peuvent poursuivre, sans obligation de se secourir, leurs destinées distinctes, le neutre est innocent : la