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les épaules, légères comme des nuées, le tout sabré de hachures au fusain : en somme, la toilette qu’a Isabelle d’Este, dans le dessin de Léonard de Vinci, au Louvre. Voilà ce qu’on distingue d’abord. Mais, en s’y attachant, on s’avise d’une singularité propre à cette esquisse. Cette figure possède quatre yeux : deux à leur place, dans le visage, entièrement dessinés et modelés, mais à peine visibles sous les paupières baissées, et deux bien ouverts, mais réduits aux globes et aux pupilles, dépouillés de toute chair, tout seuls dans la marge, du papier, en haut près du cadre, et qui nous regardent comme nous imaginons que nous regardent les anges, si jamais ils sont curieux de ce que nous faisons et comme regarderaient les autres yeux de ce portrait, si leurs paupières se soulevaient un jour…

Comme le portrait d’Isabelle d’Este, au Louvre, celui-ci vit sa vie mystérieuse, entouré des fantaisies et des rêveries de Léonard de Vinci : chevelures ondoyantes tracées à la pointe d’argent sur du papier bleuâtre, affûts de canons, chevaux ailés, engins hydrauliques, machines volantes… Mais rien, parmi ces ébauches d’un monde nouveau, n’est plus riche d’intrigue et de mystère que ce fusain, qui n’est même pas du Vinci, qui est de Boltraffio, relégué à l’écart de la grande route des touristes, à peine mentionné dans les guides. Je ne crois pas que, dans tout ce musée, dans Milan tout entier, une seule figure, vivante ou morte, laisse à celui qui l’a vue un plus long souvenir. Que fut cette femme, absolument belle, mais si modeste et si secrète qu’on oublie sa beauté, comme on oublie celle des Vierges abaissant, leurs regards vers l’Enfant Jésus, pour ne se souvenir que de leur destin ? Sur quoi se referment ces lèvres ? Que regardent là-haut, près du cadre, ces yeux arrachés d’une face vivante et grands ouverts ? Peut-être, ne le saurons-nous jamais… Mais puisque cette tête est donnée parfois, et même assez communément, pour un portrait d’Isabelle d’Aragon[1]

  1. Portraits d’Isabelle d’Aragon :
    Authentiques : 1° La tête de femme, de trois quarts, au crayon avec l’inscription : Isabella d’Aragona maglie di Gio Galzo Sforza designato da Bernardino da Conti milanèse (aux Uffizi) :
    2° L.a tête de femme, de profil droit, peinte à fresque avec l’inscription IX. B. L, attribuée à Luini, au Castello Sfovzesco (à Milan) ;
    3° La tête de femme, de profil droit, voilée, médaille de Cristoforo Lombardo, avec l’inscription Isabella Aragonia, dux MLI (au Bergallo, à Florence, n° 22) ;
    4° Le portrait de femme voilée, buste et mains de profil droit, devant un crucifix, la main sur un livre, peint en pendant à un portrait de Gian Galeazzo Sforza (Collection du marquis Trotti-Bentivoglio, à Milan) ;
    5° Le médaillon sculpté, de profil droit, au-dessus du centre du plein cintre de la Porta della Stanza del Lavabo (à la Chartreuse de Pavie).
    Présumé par quelques auteurs : la tête de femme, de face, dessin au fusain, rehaussé de pastel, par Boltraffio, intitulé Portrait de femme et encadre avec trois autres dessins (à la Bibliothèque Ambrosienne, à Milan, salle G, panneau 3). Identification contestée par M. Malaguzzi Valeri, qui donne, avec beaucoup de vraisemblance, ce portrait pour l’esquisse de la tête de la Santa Barbara du même Boltraffio, au musée de Berlin, tableau d’ailleurs très inférieur au dessin.