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Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 48.djvu/32

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On n’aura chance de les éviter qu’en étendant l’enquête à une longue période. Un médecin ne se contente jamais de prendre la température du fiévreux, il consulte le diagramme des jours précédents. L’unique moyen de savoir ce que pense et ressent l’Allemagne d’aujourd’hui est d’établir la « courbe » de son état moral depuis le début de la guerre.

Il importe aussi de ne pas prêter aux Allemands nos façons de voir et de sentir, de ne pas raisonner d’après nos impressions, de ne pas dire, en n’écoutant que notre propre sensibilité : tel événement ne peut avoir chez eux que telle répercussion. Nous avons, sur leur compte, commis plus d’erreurs de jugement que d’erreurs de fait. En général, nous avons été assez bien renseignés sur leur état moral et économique ; notre tort fut d’interpréter ces renseignements selon notre tempérament français.

Il faut partir de ce principe que l’Allemand n’a ni le goût, ni le besoin de la liberté. Il veut se sentir encadré, conduit, commandé. Il sait que, livré à lui-même, il deviendra faible et déraisonnable : le vague et le lyrisme de sa propre pensée l’épouvantent. Il a conscience de ne valoir que dans la main d’un chef. La Prusse n’a pas imposé de force son militarisme à l’Allemagne. On a dit que celle-ci s’était militarisée par peur des invasions, obsédée par le souvenir de la guerre de Trente Ans et des guerres napoléoniennes. Cette explication historique est exacte ; mais il est une raison d’ordre psychologique autrement profonde. L’Allemand naît tout militarisé. Il n’est pas de peuple plus facile à gouverner. Sa brutalité native pourra l’exciter parfois à des révoltes terribles et brèves ; il est incapable de faire une révolution. La bête grille son dompteur, elle ne le dévorera jamais ; quant à rompre les barreaux de sa cage, elle aura la prudence de n’en rien faire. Une Allemagne libre tomberait dans un chaos comparable à celui où se débat la Russie d’aujourd’hui. Le militarisme est pour elle une forme de l’instinct d« conservation. Chaque Allemand attend un mot d’ordre.

Il le reçoit d’abord de son gouvernement, c’est-à-dire de son Empereur. Le sentiment monarchique est enraciné en lui par le souvenir des services que les Hohenzollern ont rendus à la patrie, par l’influence de l’école et de la caserne, par la passion des titres et des distinctions honorifiques. Mais le prince n’est pas tout-puissant, et lorsqu’on parle des « dirigeants » de