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tendresses, avec la même indifférence qu’il promenait autrefois les carottes, les navets et les choux-fleurs.

Quelquefois, avec les lettres, le vaguemestre nous apporte un renseignement, une nouvelle. Mais qui s’intéresse aux nouvelles, celles du moins qui ne touchent pas le petit cercle de nos vies ? Pour qu’on tienne, ne fut-ce qu’un instant, sa lettre dans ses doigts, sans l’ouvrir, il faut vraiment quelque chose de grave, un détail bien impressionnant. Chacun court à son village, à sa femme, à ses enfants, à tout ce qu’apporte d’un foyer lointain cette enveloppe blanche, jaune, bleue, à l’adresse illisible ou savamment calligraphiée.

Seul, je lis encore le journal, quand il m’en tombe un sous la main. C’est un ait pareil au puzzle, de reconstituer la vérité avec des nouvelles difformes. A la chandelle, un amateur peut encore s’y essayer, mais il y faut de l’habitude. Mes camarades se contentent de parcourir des yeux ces colonnes noircies, haussent les épaules à l’espérance, découvrent toujours dans un coin quelque sujet d’irritation, et finalement jettent la feuille, en déclarant, avec un luxe de métaphores inépuisables, qu’on les trompe, qu’on leur bourre le crâne, etc. ! Un petit discours renanien sur la contingence des choses, pour leur dire que la vérité, c’est ce qui peut servir un instant ; que les mille illusions, dont on nous a bercés au cours de la campagne, ont eu leur heure de vérité, si elles ont soutenu un moment notre courage ; un discours de cette sorte serait des plus mal accueillis. Je m’en abstiens prudemment, et je laisse en silence mes compagnons sceptiques s’orienter, sans qu’ils s’en doutent, vers les nouveaux fantômes d’idées qui déjà circulent dans l’air.

Ma curiosité les étonne. Je les surprends toujours, si d’aventure, à travers la paroi, entendant quelque planton dans la cuisine du commandant, je laisse là mon fauteuil, mon livre et mon bouilli, pour courir à la rumeur. « Tu es curieux comme une femme ! » me disent-ils, quand je reviens les mains vides. Moins nerveux que moi, plus philosophes, ils savent d’avance que cette voix ne vient pas leur apporter ce que leur cœur espère avec tant de nostalgie : le retour à leur maison. Et mon agitation leur paraît, sans qu’ils le disent, enfantine et ridicule.

Pourtant, un jour, ô surprise ! de ce téléphone sans vie que nous veillons comme un mort et qui n’annonce jamais