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l’obus qui coupait notre ligne, et du même coup ces discours ! Il fallait bien alors quitter, pour un moment, le café Saint-Ausone, le verrat, le maire et ses truies, et les corbeilles de bégonias où bondissait la meute des lévriers déchaînés.

Aujourd’hui encore, ces récits, pareils à mille autres qui s’échangeaient, à la même heure, dans des terriers tout semblables, sur l’immense étendue du front, zigzaguent dans ma mémoire, comme les boyaux eux-mêmes, avec un air de cauchemar. Mes yeux en gardent tous les gestes, mes oreilles tous les accents. Mais je serais bien incapable de les reproduire exactement dans leurs détours infinis. Ils n’étaient pas, — bien au contraire, — dénués de passion ni de couleur, mais l’intérêt de ces sortes d’histoires est tellement lié à l’individu qui raconte que, pour en recréer la vie, il faudrait recréer le narrateur lui-même. Et cette tâche, je l’abandonne à Dieu, à la divine Providence, ingénieuse à diversifier des millions et des millions d’êtres, hélas ! tous assez pareils en dépit de ses efforts.

Comment se résoudre à reproduire tout ce bavardage immense ? Même lorsqu’une de ces anecdotes exprime avec force et vérité un des quatre ou cinq sentiments auxquels se réduit en somme l’existence du front, on se dit toujours que cette histoire n’est ni la plus belle de celles qu’on aurait pu entendre, ni la plus pathétique, ni la plus spirituelle. Où prendre le courage de ramasser autour de soi les menus faits du jour, le regret d’hier, le rire ou l’ennui d’aujourd’hui, le quotidien, le passager, tout l’éphémère de la vie ? La seule vérité, c’est le rêve qui s’épanouit au-dessus de toutes ces choses d’accident ; c’est ce qui reste de brillant, d’irisé au creux de la main de tant de minutes sans éclat ; c’est le parfum de toutes ces fleurs séchées, le son que laissent dans l’oreille mille voix entendues, le goût que mettent dans la bouche tous ces calices où l’on s’est abreuvé, tous ces fruits assez fades ramassés sur de tristes cendres ; c’est ce paysage, enfin, qui n’a jamais existé, et que composent, au fond des yeux, des centaines et des centaines de jours tous différents et tous pareils.

Plus la réalité est grande, plus elle exige, pour être rendue avec force et vérité, une transformation profonde, ce travail que font subir à la vie, d’une façon si différente, mais avec une force égale, Shakspeare, Racine ou Voltaire. C’est un art bien misérable, celui qui se complaît à reproduire les choses avec