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bientôt les blessés et les morts… Que l’appel révèle d’absences 1 En voici abattus si près l’un de l’autre que la pente en paraît toute bleue… Les plaintes des blessés guident les recherches talonnantes. Partout des voix angoissées supplient : « Brancardiers, brancardiers ! »… De tout jeunes appellent dans un sanglot : « Maman, maman ! » comme font les petits enfants dans leurs chagrins ou leurs douleurs. D’autres qui, sans doute, n’ont plus de mère, implorent : « Papa, oh ! papa ! » Et, plus inattendu, ce cri paraît plus déchirant encore.

On les emporte, cahotés dans les véhicules à toutes les ornières du chemin. Les os rompus fouillent les chairs. En voici que gagnent l’angoisse et le froid de la mort : « Ma main est morte, je vais mourir !… » Et parfois, durant la route, la voiture est devenue un cercueil.

A beaucoup, la mort refuse même ce dernier répit. Ils sont là, suivant l’expression d’un poète qui, en les glorifiant, disait d’avance sa propre gloire,


Couchés dessus le sol à la face de Dieu[1].


La vie s’écoule par toutes leurs blessures… Adieux intimes du soldat… Son front appelle le dernier baiser de l’épouse lointaine… Adieu silencieux aux petits enfants qui, bientôt, n’auront plus de père : arrachement le plus dur de tous, qui consomme le sacrifice… Et ils s’endorment dans la résignation au devoir accompli jusqu’à la mort. Obediens usque ad mortem

Plus heureux l’aviateur, déjà évadé dans l’azur et que la mort ravit soudain dans la magnificence de ses exploits. Les yeux et l’âme de tout un peuple l’ont parfois suivi dans sa chute et, dans le Panthéon qui s’ouvre à sa mémoire, pourraient se graver les vers que la mort de l’aigle inspira :


Heureux qui, pour la gloire ou pour la liberté,
Dans l’orgueil de la force ou l’ivresse du rêve,
Meurt ainsi d’une mort éblouissante et brève ![2]


Voilà donc dans quelle émouvante servitude s’obstine notre armée depuis plus de trois ans et où tous sont confondus…

  1. Charles Péguy.
  2. Heredia. Les Trophées