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l’exagération et l’on dédaigne le langage d’un homme qui cherche à outrer ce qu’il sent ou à attendrir sur ce qu’il souffre… et pourtant, témoigne-t-il, ces soldats ont vécu et sont morts en hommes aussi forts que la nature en produisit jamais. Les Caton et les Brutus ne s’en tirèrent pas mieux, tout porteurs de toges qu’ils étaient… Dans cette froideur apparente, ajoute Vigny, il y a de la pudeur, et les sentiments vrais en ont besoin. Il y entre aussi du dédain, bonne monnaie pour payer les choses humaines… »

Cette réserve extrême ne paraît pas avoir diminué et, pas plus que les contemporains de Vigny, nos soldats ne pourraient se reconnaître aux « portraits effarés » que l’on fait. d’eux… D’où vient donc cette brusque timidité qui semble arrêter sur leurs lèvres l’expression de leurs sentiments ? Les Français de ce temps seraient-ils rebelles à l’idéalisme et les nobles pensées auraient-elles délaissé leurs Ames ? Voyez, pourtant, dans toute foule française, le grand frisson qui passe quand des bouches éloquentes lui jettent les cris éternels et soulèvent cette mer comme l’esprit de Dieu qui passe sur les eaux !… Cette pudeur ne serait-elle donc qu’un respect pour des sentiments que l’on se juge impuissant à exprimer dignement par des mots et qui réclament surtout d’être traduits en actes ? Est-elle la rançon de notre esprit rapide et léger qui se hâte trop de sourire de choses dont nous savons bien cependant qu’elles nous font pleurer ? Ou bien « l’affectation étant ridicule en France plus que partout ailleurs[1] » vient-elle de notre mépris du pharisaïsme et de la crainte que nous avons de sembler faire parade d’un titre à l’estime et au respect ?

Cependant notre âme est moins simple encore. Non seulement nos soldats taisent volontiers leurs plus hauts sentiments, mais, à les en croire, souvent ils les dédaignent. Ils « grognent » contre eux comme s’ils étaient leurs chefs. Ils le sont, en effet, et, ainsi qu’à leurs chefs, tout en grognant, ils leur obéissent.

Quelques pauvres mots, toutefois, sont sauvés par leur simplicité même, de la pudeur et de la raillerie et nous révèlent par instants toutes ces âmes, comme les rayons du phare dressent soudain un monde dans le néant de la nuit…

  1. Alfred de Vigny, Servitude et Grandeur militaire. Passim.