Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 48.djvu/809

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lumière, la violence et l’oppression devant la dignité latine… » Et je n’écoutais pas sans émotion mugir sous mes pieds cette eau furibonde qui les touchait presque, et qui, si peu d’heures auparavant, roulait du sang.

Mais nous nous approchions de la bataille bien davantage, le lendemain ! Nous suivions alors les tranchées autrichiennes établies sur la rive gauche, beaucoup plus près de l’embouchure, vers San Dona di Piave. Là, plus de galets à sec : le fleuve, uni en un seul bras, et toujours aussi véhément, se précipite à pleins bords entre deux digues herbues dont l’une, la gauche, domine complètement l’autre, où se trouvaient les lignes italiennes. Or, il y avait un jour à peine, on se massacrait encore sur ces rives. Les tranchées ennemies regorgeaient d’objets abandonnés n’importe comment, jetés n’importe où : armes, approvisionnements, munitions, vêtements, mobiliers, chaises et couchettes, ustensiles de ménage, papiers, livres (je note pour les curieux que des romans français, traduits en allemand, gisaient assez nombreux, entre autres le Doktor Pascal, von Emile Zola), correspondance, lettres commencées, linges sinistrement rouges, photographies, affreuses peintures figurant soit des enfants blonds à grosses jambes, soit des gretchen, etc… et tout cela renversé, piétiné, souillé de fange, sinon de sang… Hélas ! il y avait aussi de plus poignants débris, quand je ne me souviendrais que de certaine main coupée, — autrichienne apparemment, car de ses doigts raidis, elle indiquait la direction du sauve-qui-peut, — quand je n’évoquerais enfin que d’humbles corps en tunique gris-vert, reposant çà et là pour jamais, et devant lesquels nous nous découvrions au passage.

Poursuivant la revue triomphale et funèbre à la fois, nous parvînmes à San Dona, ou plutôt à ce qui fut San Dona. Un amas lamentable de décombres : ce déchirant spectacle me fut offert trop souvent, dans la pauvre chère France, pour qu’il m’inspirât ici grande surprise. Mais quelle pitié !… Mon compagnon, bon et brave soldat, ne disait plus mot, si son visage demeurait courageusement calme : il était né à San Dona, en effet, y possédait en 1914 sa maison de famille, ses souvenirs et ses livres, et depuis un an y savait installé l’ennemi héréditaire. Il revenait chez lui pour la première fois.

Au tournant de la grande rue du bourg, mieux détruite encore que les autres : « Ah ! fit-il, ma maison n’existe plus. »