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Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 48.djvu/837

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L’ALSACE ET LA LORRAINE RETROUVÉES.

— Combien ont-ils laissé de personnes sur le territoire de la commune ?

— Environ soixante-dix. Autrefois, nous étions près de trois cents. Au mois de mars 1915, ils ont commencé les évacuations.

— Ils vous faisaient travailler ?

— Oh ! pour ça, oui ! répond le père, avec un soupir qui révèle toute l’accablante fatigue de ces corvées.

Il reprend :

— La petite était obligée de travailler dans les champs, du matin au soir, avec les autres enfants du village, garçons et filles. Elle a beaucoup souffert. Avec ça, elle a eu la fièvre typhoïde, dont elle n’est pas encore bien remise.

Nous quittons ces pauvres gens, le cœur serré. Mieux, hélas ! que par leurs paroles dolentes, les maux qu’ils ont subis se révèlent par le silence poignant de la route déserte où nous devons continuer ce pèlerinage et poursuivre cette enquête. Quel spectacle plus pénible qu’une terre sans terriens, un labour sans laboureurs, un pays sans paysans ! Ah ! les Allemands sont décidément passés maîtres dans l’art de faire le vide autour d’eux. Ils ont d’ailleurs laissé derrière eux beaucoup d’épaves, une ferraille considérable et une grosse quantité de matériel. Au sortir d’Arrancy, voici, près d’un cheval mort, une de leurs locomobiles routières en panne. C’est une machine appartenant à la Baudirektion no 5. À l’entrée de Longuyon, la rue est bordée d’une interminable file de canons de tout calibre, laissés là par leurs artilleurs, et rangés à la queue leu leu. Les Allemands sont partis hier matin.

— Vous arrivez, pour ainsi dire, sur leurs talons ! nous dit, à l’entrée de l’hôtel de ville, une pauvre femme qui semble avoir gardé de leur présence un souvenir particulièrement douloureux.

Cette femme est un témoin, dont nous avons recueilli, sur-le-champ, la déposition tragique. Son mari, un honnête artisan de la ville, âgé d’une cinquantaine d’années, a été fusillé par les Allemands, avec plusieurs centaines d’autres habitants de Longuyon, dans la sanglante journée du 24 août 1914. Elle raconte ce drame simplement, posément, sans gestes ni éclats de voix. Mais on sent qu’elle éprouve un sentiment de consolation et de réconfort, à pouvoir enfin dénoncer le crime et demander justice.