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mais elle comporte une petite part de vérité. Pour l’amener aux concessions nécessaires, à l’intelligence des exactes conditions historiques où devait évoluer la papauté, il aurait fallu qu’on le traitât avec infiniment de tact et de bonté ; on vit en lui non pas un homme, une âme inquiète et candide, mais une doctrine abstraite ; et l’on agit en conséquence.

On a beau jeu là-dessus à crier à la susceptibilité et à. l’orgueil. Orgueilleux, assurément Lamennais l’était ; il l’était d’ailleurs beaucoup plus pour ses idées que pour sa personne : et plus encore qu’orgueilleux, il était ombrageux et d’un maniement difficile. Genus irritabile vatum. Surtout, il était poète, et comme tous les poètes, depuis Rousseau, ce perpétuel « écorché moral, » il avait ce manque d’équilibre, cette imagination ardente et sombre, cette sensibilité exacerbée qui ont été le douloureux apanage de tant d’écrivains modernes. Et non seulement il était poète, il était prophète. Plus clairvoyant que beaucoup d’autres, qu’un Guizot par exemple, il prévoyait, il pressentait l’avènement de la démocratie, et le rôle grandiose et bienfaisant que les conditions nouvelles de la vie politique et sociale allaient réserver à la papauté, l’unique pouvoir spirituel resté debout sur les ruines du passé. La condamnation dont il était l’objet lui fit l’effet, de la part du Saint-Siège, d’une sorte d’abdication, volontaire et définitive ; et cette désillusion, d’ordre intellectuel et religieux, venant s’ajouter aux déceptions d’ordre sentimental que son séjour à Rome lui avait values, il fut dès lors très fortement tenté de s’affranchir d’une autorité qui lui paraissait aveugle et arbitraire, et de suivre tout seul les voies où l’entraînait son instinct.

Ce qui contribua sans contredit à précipiter le dénouement, ce fut l’attitude du clergé français à son égard. J’ai déjà dit que Rome, comme si elle avait senti que peut-être aurait-elle pu le ménager davantage, fut, après la promulgation de l’encyclique, et jusqu’à la rupture, pour le grand écrivain condamné, d’une douceur et d’une longanimité qu’on ne saurait trop louer. Mais en France, notamment, on se garda bien de suivre un exemple qui venait pourtant de si haut. On laissa de tous côtés, à la nouvelle de la condamnation, éclater une joie totalement dénuée d’élégance. Lettres, articles, brochures, mandements, plurent sur le malheureux prêtre. Ses moindres paroles étaient suspectées ; ses rétractations les plus solennelles