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malgré ces six semaines de séjour là-bas, demeurent suspectes d’exaltation. J’ai eu entre les mains d’irrécusables témoignages de l’esprit public que d’obligeants correspondants ont bien voulu me communiquer.


Avant tout, une joie immense de « respirer l’air de la liberté, » ainsi que s’exprime un Alsacien, tandis qu’un Lorrain écrit : « Nous sommes tout légers depuis que les Boches sont partis. » Un troisième : « Tu ne peux t’imaginer la vague d’air pur que nous respirons. »

« L’air de la liberté, » il flotte dans le « tricolore. » Depuis cent trente ans bientôt, ce « tricolore, » il a toujours été le drapeau de la liberté, de la libération des peuples : sur les ruines de la Bastille de 1789, sur les places du Mayence de 1792, sur le dôme du Milan de 1797, plus tard de la citadelle d’Anvers de 1831, à la tour de Solférino de 1859. En ces semaines de 1918, partout, ce « drapeau chéri » reprend son caractère fatidique, de l’Occident à l’Orient ; mais peut-il être fêté, salué, arboré avec plus de joie qu’en Alsace et en Lorraine où il apporte la liberté, mais en ramenant la patrie ? Aussi, écrit-on de partout : « Quelle orgie de tricolore ! » « Les pauvres ont fait de grands sacrifices pour combiner des drapeaux. Dans ce pays si pauvre en étoffes, on a teint des draps de lit, des jupons, et tout s’est préparé en cachette avec une fièvre et à la barbe des Boches. » Mais là où les couleurs nationales sont acclamées avec des larmes de tendresse, c’est sur la soie lavée, flétrie, parfois déchiquetée des drapeaux. Partout on a demandé de les embrasser. Et c’est « l’air de la liberté » qui gonfle les plis des drapeaux et fait flotter les rubans échevelés.

Un amour immense jaillit de tous les cœurs, fait de tous les sentiments généreux : satisfaction d’une fidélité vaillamment gardée, culte des vieux aïeux, reconnaissance au Dieu « qui a exaucé les prières, » gratitude envers les frères martyrs tombés en France pour la libération des deux provinces, admiration pour ceux qu’on retrouve ; et cet amour s’exprime, s’épanche, se répand en propos exaltés, mais souvent profonds, s’ingénie, jusqu’à l’extrême délicatesse, à découvrir, pour se manifester, mois exquis et procédés fraternels.

J’ai dit, à propos de l’entrée de Gouraud à Strasbourg, que