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IV

Si cependant il en restait là, toute pore et toute virile que soit sa morale, elle paraîtrait peut-être un peu trop individualiste. Peut-être objecterait-on que dans ses rêves héroïques a cherchait avant tout l’affirmation et le développement de sa personnalité ; on se croirait le droit de le rapprocher de ceux qui de nos jours ont prêché le culte du moi. Il semble qu’il ait craint semblable reproche, et Cléon ou la folie ambition est son inquiet examen de conscience. Au fond d’un cœur « naturellement bon » Cléon cache des ambitions sans bornes. Il se dévore d’impatience et d’ennui ; il se plaît à des jeux cruels, à des expériences sur autrui que ne désavouerait pas un héros de Stendhal. La maladie vient le surprendre, il voit approcher la mort : alors il se repent d’avoir perdu en de vains songes de fortune le temps qu’il eût pu employer à faire le bien

En réalité, Vauvenargues n’avait pas eu besoin de sentir sa fin prochaine pour s’élever jusqu’à l’oubli de soi et ouvrir son cœur à la pitié. Il dit dans une page où l’accent de mélancolie et le choix des sensations font successivement penser à Chateaubriand et à Vigny :


Les âmes les plus généreuses et les plus tendres se laissent quelquefois porter par la contrainte des événements jusqu’à la dureté et à l’injustice ; mais il faut peu de chose pour les ramener à leur caractère, et les faire rentrer dans leurs vertus. La vue d’un animal malade, le gémissement d’un cerf poursuivi dans les bois par des chasseurs, l’aspect d’un arbre penché vers la terre et traînant ses rameaux dans la poussière, les ruines méprisées d’un vieux bâtiment, la pâleur d’une fleur qui tombe et qui se flétrit, enfin toutes les images du malheur des hommes réveillent la pitié d’une âme tendre, contristent le cœur, et plongent l’esprit dans une rêverie attendrissante. L’homme d’u monde même le plus ambitieux, s’il est né humain et compatissant, ne voit pas sans douleur le mal que les dieux lui épargnent ; fût-il même peu content de sa fortune, il ne croit pourtant pas la mériter encore, quand il voit des misères plus touchantes que la sienne ; comme si c’était sa faute qu’il y eût d’autres hommes moins heureux que lui, sa générosité l’accuse en secret de toutes les calamités du genre humain, et le sentiment de ses propres maux ne fait qu’aggraver la pitié dont les maux d’autrui le pénètrent.