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seuil de ce royaume fabuleux, le derviche et les mots magiques qui peuvent seuls en ouvrir l’entrée...

C’est toujours ainsi au Maroc. Pendant des heures et des heures, si l’on roule en automobile, et pendant des journées, si on est à cheval ou à mulet, on traverse une campagne que ni sa pauvreté ni sa richesse ne savent rendre attrayante, sauf au moment où le printemps rapide la couvre d’une végétation prodigieuse de fleurs, hélas ! si promptement fanées que le regret en suit presque aussitôt l’inoubliable vision. Et soudain, au milieu de cette monotonie, une chose étonnante, qui ne ressemble à rien de ce qu’on a pu voir ailleurs, vient apporter au regard un plaisir imprévu et à l’esprit un nouveau et long sujet de rêverie. Ce sont les villes de la côte, Mehdia, Rabat, Mazagan, Saffi, Mogador, Azemmour, villes aux noms charmants, dont les enceintes rouges avec leur vieil appareil guerrier, leurs tours, leurs redans, leurs bastions qui se reflètent dans les eaux, ne semblent plus aujourd’hui qu’un décor de féerie, un roman de Walter Scott, entre le calme blanc des maisons et le va-et-vient de la mer... C’est au milieu des terres, au bord de son ravin verdoyant, dans sa triple et quadruple enceinte, Meknès avec ses portes géantes, divinement ornées, qui s’ouvrent sur le souvenir d’une majesté défunte et les vestiges mélancoliques d’une puissance abolie, — beaux jardins abandonnés, pleins d’ifs, d’oliviers et de rosiers sauvages, palais ruineux, couverts de tuiles vertes, où parmi les mosaïques, les plafonds peints, les stucs délabrés, quelques femmes, oubliées là, d’anciens harems de Sultan, mènent leur vie recluse, sous la garde d’esclaves noirs aussi misérables qu’elles. C’est Fez où se conserve, embaumé dans le cèdre, un moyen âge de prières, de vieille science caduque, de métiers immobiles, toute la civilisation de l’Andalousie moresque ; ville sombre où les hommes ont un visage pâle, de beaux yeux qui ne laissent rien voir de l’âme ; où les maisons et les palais ont pris la lèpre noirâtre d’une pierre de tombe moisie ; où l’on entend partout, sans la voir, l’eau qui gronde et ruisselle ; où le passant s’arrête pour écouler quoi ? ce bruit d’eau ? Ah ! non, bien autre chose, cette voix reconnue, ce lointain murmure des siècles qui vous arrête pareillement tout à coup dans un vieux quartier de Paris, à l’ombre de Saint-Séverin ou de Saint-Germain-l’Auxerrois ; ville inquiète, inquiétante, où les Juifs