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eux, cela ne les eût pas empêchés de voter contre lui ; dans le rang, le lien séculaire se renoue sans effort et le cadre éternel reparaît sous les ruines des modernes plâtras.

Rien du reste, dans la « manière » de Clermont-Tonnerre, ne ressemble à celle du junker et à sa façon de traiter le « matériel humain » ; rien de plus éloigné aussi de la manière populaire et du bourgeois qui s’encanaille. La morgue révolte l’âme française, la vulgarité lui répugne. Le peuple n’admet pas qu’on s’abaisse pour lui parler. Rien ne plaisait tant aux zouaves que cette distinction de leur capitaine, que cette grâce virile qui prenait, pour les approcher, quelque chose de fraternel. Il les connaissait tous, et pas seulement leurs noms, mais leurs familles, leurs enfants, leurs petites affaires. Il les faisait parler de leur pays. Sa grande connaissance des provinces lui permettait de mettre chacun sur son terrain ; avec tous il trouvait le mot juste. Sa mémoire infaillible, aidée d’une bonté attentive, enregistrait tous ces détails. Chaque homme comprenait qu’il avait en lui un ami. Que n’eût-il pas obtenu d’eux ? Je n’en veux citer qu’un trait, l’histoire de ce zouave dont on a lu la lettre. « On ne sait pas, me disait Clermont-Tonnerre en me la racontant, comme ces gens-là sont bien élevés, comme ils sont tous de bonne maison. J’avais remarqué dans mes recrues un petit zouave qui ne riait pas, qui songeait, — en un mot, qui me faisait du cafard. Je l’appelle, je le confesse : un petit gars du Nord, les parents de l’autre côté, pas de nouvelles depuis deux ans Je le remonte et pour qu’il se sente moins seul, je le prends dans ma liaison... Il ne me quittait plus. A Fleury, vous savez ce que l’on prenait comme marmitage. Les Boches préparaient une attaque, je dépêche mon gosse au chef de bataillon. Je le vois revenir au bout d’une demi-heure, pâle comme un linge, la tête bandée : « Qu’est-ce que tu as, mon pauvre Louvet ? » Ce qu’il avait ? Un éclat dans la tête, le crâne ouvert, un trou à mettre le poing dedans. « Alors qu’est-ce que tu fais ici ? Veux-tu bien t’en aller tout de suite ! » Savez-vous ce qu’il me répond ? J’y aurais été de ma larme : notez qu’il ne tenait pas debout ; il était aussi mort que vif : « Oh ! mon capitaine, fait-il, vous pensez bien que jamais je ne serais parti sans vous dire au revoir ! » Eh bien ! blessé comme il était, n’ayant plus qu’à se laisser emmener, ayant déjà à sa capote sa fiche rose d’évacuation, il traversait deux fois, aller et retour, le tir de